edit 15/12/09: correction de ratures oubliées sur certaines phrases
(résumé de situation: l'héroïne vient d'entrer au "Chien Qui Bande")
et ne fus pas déçue. Autant la façade n’avait rien de particulier sinon le nom bien en évidence – mais en même temps, je doute qu’il eût été de très bon goût de mettre par exemple une statue de caniche ou de saint-bernard en érection à côté de la porte – autant l’intérieur possédait une âme indescriptible qui vous prenait dans l’instant, rococo kitsch ou kitsch rococo assumé d’une époque pour le moins incertaine, bordélique mais propre, colorée à l’extrême, ridicule et pourtant touchante. Rococo ou kitsch ne sont d’ailleurs peut-être pas les meilleurs qualificatifs, car nombre d’éléments du décor ne correspondait pas à ces très strictes appellations. Comme l’énorme – et le mot reste faible – boule toute ronde de – fausse - fourrure rose posée – suspendue ? - juste à côté du comptoir dont la taille en faisait la chose qu’on pouvait pas louper en entrant, et qui ne semblait qu’attendre qu’on se jette dessus pour la caresser, tout en ayant l’air d’avoir déjà pas mal souffert des sauts et des multiples cajoleries de la clientèle. En oubliant deux secondes la boule, qui m’a traumatisée à vie je l’avoue, je dirais que c’était le mélange voire le choc entre des influences (trop) diverses qui pouvait passer pour ringard, mais ringardise volontaire, donc « kitsch », au sens le plus basique du terme, sans vouloir entrer dans les détails. En guise de comparaison rapide, imaginez une armoire normande au beau milieu d’un monastère tibétain ou d’un igloo et vous aurez à peu près saisi ce que j’essaye tant bien que mal de situer en quelques mots. En gros donc je dirais qu’il était impossible que ce vivier laisse indifférent et qu’en ce qui me concernait, en complète contradiction avec mes goûts d’habitude plutôt sobres, je me sentais bien « Au Chien qui Bande ». La musique était cela va de soi à l’image de tout le reste, ultra-variée à la limite du n’importe quoi. À mon entrée je crus reconnaître la fin d’un concerto brandebourgeois de Bach, auquel succédèrent d’impressionnants breaks de batterie et des hurlements que j’identifiais comme ceux de Dillinger Escape Plan (sic, pour tous ceux qui connaissent) pour ensuite partir sur le fameux thème principal de ce film d’animation, Ghost in the Shell. La transition n’est pas mauvaise et vous verrez pourquoi bientôt. Entretemps je m’étais assise dans un coin tranquille – il y avait une douzaine de clients, tous de mon âge - sur un des poufs disponibles, car il y avait le choix entre des fauteuils au style allant de Louis XV jusqu’aux années 60-7O et donc des poufs rétro-futuristes assez craquants dans l’un desquels je m’enfonçai sans hésiter, avec un soupir comblé, adossée au mur moelleux d’un moelleux inédit pour moi, en attendant qu’on vienne me servir. Et c’est à ce moment que les vocalises Shintô fondirent doucement dans l’ambiance pour laisser apparaître quelqu’un qui allait jouer un très grand rôle dans ma vie.
La première impression qu’elle me donna quand je la vis arriver me fait aujourd’hui honte. Je la trouvai « moche ». Je regardais depuis longtemps beaucoup de films asiatiques et elle n’avait selon moi rien à voir avec les beautés chinoises ou coréennes sur lesquelles fantasmaient certaines de mes connaissances. Très pâle, mais d’une pâleur plus maladive qu’élégante ; grande, à vue de nez presque ma taille, mais cela lui donnait un air un peu dégingandé voire maladroit ; et un sourire franc qui aurait pu être mignon si les dents étaient un peu plus droites. En plus de ça sa tenue banale s’accordait mal avec le reste. Si vous saviez comme je m’en veux depuis, j’avais rien compris. Je lui en ai jamais parlé après, je pensais que c’était inutile. Car ma deuxième impression qu’elle me transmit quand elle s’approcha de moi pour prendre ma commande me fait aujourd’hui monter les larmes aux yeux. Je réalisai soudain qu’elle sentait extraordinairement bon, d’un parfum qui volait bien au-dessus de tout le reste, que ce soit dans la salle ou dans la ville, un parfum naturel qu’elle dégageait tout autour d’elle sans le savoir. Malgré la chaleur et la fatigue qu’impliquait son métier, elle était impeccable, habillée de façon trop commune, mais impeccable. Je l’en admirai presque, quand elle me salua poliment – bonjour mademoiselle, vous êtes bien installée ? pardonnez-moi pour l’attente, voilà la carte… c’est beaucoup de nos jours - puis me demanda de sa jolie voix un peu enrouée et plus grave que ce à quoi je m’attendais ce qui me ferait plaisir. Je notai de suite un petit accent dont je ne parvins pas à déterminer la provenance.
« Mmm… Je sais pas vraiment. Je sais même pas si j’ai très envie d’alcool… Vous avez un cocktail maison ? » questionné-je, les yeux rivés sur la carte poilue (drôle de sensation, une carte poilue, croyez-moi), avant de les lever sur elle, gentiment perplexe.
« Euh, en fait, pas vraiment, ça change tous les jours, ici… à chaque fois, même… » répond-elle.
« Ah bon ? Comment ça ? »
« En fait, le patron, c’est un… artiste, il n’aime… pas les conventions. » continue-t-elle, cherchant un peu ses mots.
« Je vois… en même temps, vu l’endroit, c’est pas étonnant ! »
« Exactement ! »
« Bon, euh… en fait je préférerais un chocolat chaud, pour l’instant, je peux ? » fais-je en souriant.
« Bien sûr, pas de problème, vous êtes libre ! Il est très bon, en plus, vous verrez, tellement que le patron refuse de donner le nom de son fournisseur… » explique-t-elle en souriant en retour, la main devant la bouche.
« Ah oui ? »
« Je vous jure ! Il faut pas… croire qu’on boit que de l’alcool, ici, vous savez… On sait… varier les plaisirs. »
« Comme pour la musique et la déco, alors… » ajouté-je.
« Exactement ! Vous comprenez vite, mademoiselle ! » rit-elle.
« Bon, ben je vais prendre un chocolat chaud, alors, s’il vous plaît, et merci je vais prendre aussi le reste comme un compliment. »
« Je vous apporte ça tout de suite, et le reste était… bien un compliment. » conclut-elle avec gentillesse.
Dans la vie il est de ces rencontres que j’aurais voulu étirer dilater – jamais aimé ce mot, pourtant – allonger ou prolonger faire régner je me remémore les impossibilités qui gouvernaient nos existences
Elle s’inclina légèrement sans se départir de son sourire et se rendit au bar où un homme que j’identifiais comme le patron était en train de discuter avec un couple de clients. Il avait une quarantaine d’années, assez mince, l’air plutôt bien conservé pour un gérant de bar, et était vêtu d’un smoking pour ainsi dire passé qui lui donnait une allure un peu désuète, voire démodée, mais surtout très drôle. Entre deux rires il prenait le temps de choisir et de lancer les disques lui-même. Il mit les Marquises de Jacques Brel puis se pencha sur ma serveuse en train de préparer mon chocolat, sûrement pour lui dire quelque chose d’amusant, parce qu’elle rit une fois de plus, toujours en se mettant la main devant la bouche, comme par réflexe, puis revint m’apporter ma tasse sur ce qui me sembla de loin être un plateau à fromage, et qui de près s’avéra bien être un plateau à fromage. Propre, bien entendu – était-ce si évident ? - et débarrassé de sa cloche. Elle s’inclina – voilà votre chocolat, mademoiselle - me le posa doucement avec l’addition sur la table recouverte au bord d’un duvet synthétique bizarre mais très doux au toucher que je m’étais mise à caresser sans m’en rendre compte. Je la remerciai avec un grand sourire, déjà conquise. Elle s’en retourna vers le bar, et alors que je commençai à siroter mon chocolat chaud – délicieux mais cela ne m’étonna pas outre mesure – et à observer ma tasse avec attention – je me demandai un instant si ce drôle d’objet orange et vert, boursouflé et cabossé, ne venait pas d’Amérique du Sud - je me rendis compte qu’il y avait une foule de question que j’aurais voulu lui poser mais que j’étais pour le moins peu sûre d’avoir le « courage » de lui poser. Le lieu s’y prêtait, pourtant, il le méritait. Trop d’ailleurs, peut-être, on devait trop leur poser de questions sur la déco, la musique, les sources d’inspiration qu’ils ont clairement asséchées pour mettre en forme ce joyeux bazar, ça devait finir par les ennuyer, et puis elle de son côté n’y était probablement pas pour grand chose. Il n’empêche que je n’avais pas envie d’en rester là. Le Grand Jacques se tut et fut remplacé par Chet Baker, je crois, sans confirmer parce que je ne m’y connais pas vraiment en jazz.
Dans la vie il est de ces heures qu’on regrette qui nous poursuivent j’avais tellement peur d’oublier et pourtant Jürgen n’existerait déjà plus ?
Lorsque j’eus fini mon chocolat se posa une fois de plus la question envers laquelle j’ai déjà expliqué que je cultivais une haine sincère : que faire ? Cela m’aurait d’ailleurs amusée que le patron nous passe la chanson de Bécaud. Bien entendu – mais était-ce si évident ? - il n’en fit rien. Après Chet Baker il sembla hésiter un petit instant et se décida pour les Beatles et leur I am the walrus juste avant que le silence ne tombe, comme il aurait attrapé une bouée de sauvetage. Et c’est d’ailleurs bien la raison pour laquelle je n’aimais pas trop les Beatles. Au fil des décennies c’est précisement ce qu’ils étaient devenus : une bouée de secours pour les musiciens et les programmateurs en manque d’inspiration. Et puis je supportais plus Paul McCartney. En dépit de cela, je n’avais aucune raison d’en vouloir au patron, ou d’être déçue, car il serait de mauvaise foi de dire qu’I am the walrus n’est plus une chanson agréable à écouter, déjà parce que c’est loin d’être celle qu’on entendais le plus à la radio à l’époque, ensuite parce qu’elle est bruyante, et que personnellement, je reste fondamentalement assez « bruitiste » dans mes goûts musicaux. Je n’en ai pas honte mais ne le crie pas sur tous les toits non plus.
Dans la vie il est de ces décisions douloureuses mais mûrement réfléchies on se dit je me dis que je qu’on ferait mieux de tout abandonner parce qu’on parce que je réalise que l’oubli est au-delà de l’idée même de merde des fois, c’est juste que je sais plus qui je suis pour qui et pourquoi j’écris avec un essai ordurier comme unique commanditaire influence à cause de ces quelques pages pourries puantes d’un orgueil frustré et la furieuse sensation de rage dégoût gerbe il faut écrire comme tu gerbes après tu jartes tu vires brûles l’essentiel plus le superflu qui va avec qui nous envahit quand on se dit que le fil à couper le beurre après tout c’est pas si mal pensé
J’attendis un moment sans rien faire puis me dis que si je devais tenter une approche je ferais mieux de me bouger et d’aller payer directement au comptoir. M’exécutai avec le plus d’assurance possible tandis que la chanson finissait, et que mon occasion se préparait à se présenter plus tôt que prévu. M’approchai donc et entendis le patron lancer à la serveuse « Tiens, tu vas me dire ce que c’est, ça » au moment de lancer la lecture du CD qu’il venait de mettre dans le lecteur en prenant soin d’en dissimuler la jaquette aux yeux de son employée. Résonnèrent alors doucement les accords d’une étrange musique de chambre que je me souvenais avoir déjà entendue plusieurs fois, sans pour autant réussir à me rappeler dans l’instant ce dont il s’agissait exactement. Problème fréquent chez moi et de fait très irritant, je suis assez perfectionniste en matière de mémoire musicale. Et la serveuse dont je voulais devenir l’amie – il paraît que la franchise paye, en écriture – semblait encore plus perplexe que moi.
« Alors, tu connais ? Euh… je crois pas, enfin, je suis pas sûre… Ha haa, tu sèches, donc ! Euh je sais pas ce que ça veut… dire mais on va dire que oui, je… saiche complètement ! Je t’ai déjà dit que t’écoutes pas assez de classique, ma belle ! C’est pas si compliqué que ça en plus ! - la rappelle-t-il à l’ordre d’un ton gentiment ironique – Et vous, mademoiselle, vous savez de qui c’est ? – me demande-t-il en se tournant presque brusquement de mon côté – En fait je suis en train d’essayer de m’en souvenir – réponds-je avec un sourire crispé par son envie d’être détendu sans se montrer surpris – Hé hé vous voulez un indice ? Oh, vous êtes méchant, vous m’en donnez jamais, à moi ! – proteste faussement la serveuse avant de se tourner vers moi à son tour – Allez- y, c’est une vraie faveur qu’il vous fait ! Non merci, c’est gentil, mais laissez-moi réfléchir deux secondes, je pense que je peux trouver seule, je suis à fond, là – réponds-je en riant. Ils me fixent tous les deux avec des yeux ronds – Comment ? Mais en voilà une petite prétentieuse ! – plaisante le patron, suivi par l’approbation amusée de la jeune femme – Vous avez pas intérêt à vous tromper si vous ne voulez pas vous ridiculiser ! Puisque je vous dis que je sais ce que c’est, monsieur ! Laissez-moi deux secondes… » Ils avaient beau plaisanter, j’avais beau en rajouter, je comptais bien m’en sortir avec les honneurs. Je fouillai méthodiquement dans ma mémoire l’ensemble de la musique de chambre que j’avais écouté. Déjà il s’agissait du XXème siècle, sans aucun doute, car la combinaison des instruments n’était pas vraiment celle d’une pièce classique.
« Y’a un piano, un violon, une… clarinette, c’est ça ? Je croyais que vous vouliez pas d’indice ! - ricane le patron – C’est vrai, c’est vrai, mais je demande pas d’indice, juste une petite confirmation… Laissez tomber, vous allez voir ce que vous allez voir. Avec un alto… non, avec un… violoncelle super aigu ! C’est ça, je me souviens, c’est… raah ce compositeur français qui a été déporté en Sibérie… Je connais l’histoire, bon sang de bonsoir, c’est ça, c’est cette pièce a été écrite dans un goulag, c’est… - Silence concentré, un peu agacé, aussi. Les deux autres sont suspendus à mes lèvres. Puis délivrance joyeuse – Ca y est ! Messiaen ! C’est le « Quatuor pour la fin du Temps » ! Je me trompe ? »
Je ne sais ce qu’il serait advenu de mon été si je n’avais pas trouvé la bonne réponse. En tout cas, tout cela a fait son petit effet. J’étais je l’avoue assez contente de moi. Hé bé, bravo ! Je pensais pas que vous connaitriez vraiment, siffla le patron, assez admiratif. Les jeunes ne connaissent plus le classique, de nos jours... Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? je vous l’offre ! Oh merci, c’est pas la peine ! Allez, faites pas votre timide, un petit whisky, ça vous dit ? Euh… si vous le proposez si gentiment… Sec ? Oui, merci, avec des glaçons. Il me le versa dans l’instant puis je vous laisse entre filles j’ai des clients qui me demandent, Miki, c’est assez calme ce soir, tu pourras partir en avance si tu veux, je me débrouillerai avec Liam. Merci, patron, mais j’ai rien de particulier à… faire et puis… euh je crois que je vais rester encore un moment. Entendu, tu fais comme tu le sens et il rejoignit les deux clients assis à l’autre bout du comptoir. Ainsi me retrouvai-je plus ou moins seule avec la jeune femme.
« Tu t’appelles Miki, alors, c’est ça ? C’est super mignon, comme prénom. »
« Merci, je l’aime bien aussi. » elle tire un paquet de cigarettes de la poche de sa chemisette, l’ouvre et en porte une à sa bouche.
« C’est… japonais, non ? » tenté-je, pas tout à faire sûre de moi. Son sourire me rassura immédiatement.
« Avec le patron, tu es la première dans cette ville à ne pas t’être trompée. Ca… fait plaisir, on peut dire. » fait-elle en allumant, économe de mots, visiblement pour ne pas se tromper elle-même en français.
« C’est parce que je connais pas mal les jeux vidéo et les manga. Tu connais Marmalade Boy ? Non ? En tout cas, t’as le même prénom que l’héroïne. » expliqué-je en plaisantant. Elle éclate de rire, une main devant la bouche, et la cigarette dans l’autre.
« Tout… s’explique, alors. Tu fumes, au fait ? »
« Non merci. Et tu viens d’où, exactement ? » continue-je
« Euh, du Japon… ? » répond-elle, l’air de ne pas avoir compris le sens de ma question.
« Ca j’avais compris, ce que je te demande c’est d’où tu viens au Japon, de quelle ville ? » elle me regarde dans les yeux, un peu interloquée, puis sourit.
« Tu es… très curieuse, comme fille, tu sais… » observe-t-elle.
« Bah, c’est la question qu’on se pose immanquablement, entre Français, quand on se rencontre à l’étranger, alors je suppose que les Japonais font pareil entre eux… » expliqué-je.
« Tu es gentille et... tu as raison. Si tu allais au Japon je... suppose qu’on te poserai vite... la même question. Moi, mon père est originaire de Kyoto et ma mère de Hiroshima, où je suis… née mais ils ont déménagé juste après ma… naissance pour aller s’installer à Sendai. Et donc c’est… à Sendai que j’ai passé mon enfance, et… mon adolescence. »
« Sendai… » répété-je, perplexe.
« Tu as… jamais vu ce nom dans un manga ? »
« Ben, en fait, non… » dis-je. Elle rit à nouveau en me voyant gênée, toujours la main devant la bouche.
« C’est pas grave, t’en… fais pas ! C’est à environ 200 kilomètres au nord de Tokyo. »
« Et y’a combien d’habitants ? »
« 1 million, à peu près… »
« Ah, quand même… » lâchai-je, surprise. Miki rit de plus belle, sans pouvoir cette fois se cacher parce qu’elle se brûlerait la main avec la cigarette sur laquelle elle est en train de tirer avec une certaine avidité.
« Eh oui, par… rapport à ici, ça… fait beaucoup, mais là-bas, c’est plutôt une ville… moyenne. »
« C’est vrai, on se rend pas bien compte. Et euh… désolée de t’embêter avec mes questions, mais ça fait combien de temps que tu vis ici ? »
« Ici ? Euh, un peu plus de 3 ans maintenant – réfléchit-elle avant d’ajouter – mais j’ai aussi… vécu 5 ans à Rennes. »
« 8 ans en tout que t’es partie, donc, c’est pour ça que tu parles aussi bien. »
« Merci, je fais des… efforts tous les jours depuis mon arrivée mais… il y a toujours des choses, des expressions ou des mots qui… m’échappent. C’est comme mon accent, j’arrive pas à m’en… débarrasser. » explique-t-elle
« C’est rien, tu sais, ton accent il est très faible, ça te donne du charme, je trouve. »
« Merci, t’es vraiment gentille. Mon copain il se feut… se fout de moi, alors quelque…fois j’en ai marre, tu comprends ? »
« Je comprends. » réponds-je laconiquement sans savoir si elle tient à ce qu’on poursuive sur le sujet. S’ensuit un court silence de réflexion partagée.
« Et toi, tu as quelqu’un? » me demande-t-elle soudain.
« Non… » fais-je, cherchant à éluder.
« Pourtant, tu as fait l’ameur la nuit dernière. » dit-elle d’un ton neutre à la limite du hiératique. J’avale mon whisky de travers et tousse bruyamment.
« Hein ? Mais… mais… »
« Pourquoi t’es gênée ? » demande-t-elle, calme, jouant la naïve.
« Je suis pas… gênée, mais… comment tu sais ? »
« Je sais. C’est tout. »
« Comment ça c’est tout ?! »
« Ban oui… c’est tout. Tu as… baisé, pardon, fait l’a...mour toute la nuit mais tu dis que tu n’as pas de copain. Ne t’inquiète pas, je… juge pas, je… constate - explique-t-elle en souriant, toute franchise en dehors – tu m’en veux pas, j’espère. » finit-elle, sincère donc, à attendre ma réaction.
« Non, du tout – c’est vrai, je suis trop surprise et curieuse pour ça – c’est juste que je demande comment tu sais. »
« Je te raconterai plus tard, peut-être » malicieuse
« Et si je veux savoir maintenant ? » déterminée
« Eh bien tant… pis pour toi ! » incorruptible
Alors voilà ce que c’est qu’une rencontre inattendue sans aucun doute elle m’intriguait et il est possible que mon écriture ne parvienne à retranscrire mes impressions. J’abrège je coupe j’élague j’élude toujours avec constance descriptions réduites aux strict minimum minimum à balancer avec le reste car dans la vie il est malgré tout de ces rencontres salvatrices que rien ne remplace et ne jamais chercher la beauté du geste la beauté du ton ou la classe ou l’éloquence ou l’attention
Miki m’intriguait. C’est le moins que je puisse écrire ici. Elle m’intéressait. Une Japonaise atterrie dans notre ville il y a 3 ans pour des raisons que j’ignorais encore, qui travaillait dans un bar qui s’appelait « Au Chien Qui Bande » - avec les majuscules - et savait que j’avais fait l’amour la nuit d’avant. Avec cela je le répète même si c’est un peu embarrassant, qui sentait extraordinairement bon, malgré les effluves de cigarette, et j’ajouterais, les vapeurs d’alcool si ça sonnait pas si zolien. C’était impressionnant. Elle volait très haut au-dessus de nous. Je trouvais cela suffisant pour m’auto-légitimer le fait de vouloir en savoir plus sur elle. Malheureusement les questions originales ou intelligentes ne poussent pas sur les arbres. Ce qui ne m’empêcha pourtant pas d’insister, après une bonne minute de silence réflexif, qui me rappela Sylvain puis surtout Jürgen.
« Et tu travailles ici depuis longtemps ? » tenace mais digne
« Depuis que je suis arrivée, en fait… » songeuse
« Tu te plais, ici, alors… » inutile
« Effectivement – articule-t-elle avec élégance – le patron est un ange, comparés à d’autres, alors je ne vois pas de raison de… changer pour l’instant. »
« C’est sûr » un peu envieuse
« … » patiente
« Tu veux pas me dire, alors ? » fixette
« Te dire quoi ? » souriante les yeux ailleurs
« Allez, arrête de te moquer de moi, tu sais bien ! »
« Non je sais plus… » franche ses yeux revenus dans les miens
« C’était à propos d’hier soir ! »
« Hier soir… » concentrée
« … »
« Ah oui, tu voux savoir… comment je sais que tu as fait… l’amour plein de fois… c’est ça ? »
« Disons que ça m’intéresse » convaincue
« Pourquoi ? »
« Pourquoi ?!? »
« Oui, pourquoi, je veux dire, ça… t’apportera quoi de savoir ? »
« Euh… J’en sais rien, en fait. » prise au dépourvu
« Alors, tu vois bien… » gagnante
« Mais c’est quand même ma vie privée ! » inattaquable
« C’est vrai c’est vrai… mais je t’ai dit de ne pas t’en faire je suis… une tombe » amusée par l’expression
« Je m’en fiche que tu sois une tombe ! Je veux savoir, j’insiste ! Je veux dire que si tu voulais pas que je te prenne la tête avec ça, t’aurais mieux fait de ne pas évoquer le sujet ! » imparable
« C’est vrai j’ai eu tort, je me suis… laissée aller parce que tu es sympa – pause pour écraser la cigarette – bon, tu me laisseras jamais tranquille alors je vais… t’expliquer rapidement… ça te va ? »
« Oui, merci je savais que ça paye toujours d’insister ! » satisfaite
« Bon comment… dire je crois que j’ai… non… je ne vais pas… commencer par là… - elle réfléchit – Je pense, je suppose que tu… sais que chaque être… humain possède sa propre… odeur originelle, oui, eh bien quand un être humain a des… rapports sexuels, cette odeur originelle est… perturbée par… celle du partenaire. Ou plutôt, elle… change pour… teujeurs, comme une… empreinte pas… fixe. Et cette empreinte est… forte plus les rapports sont… récents et… nombreux. »
« Et tu peux sentir cette empreinte ? » interloquée
« Si on veut, mais je viens de le dire, c’est surtout les rapports… récents, les derniers rapports, que j’arrive… à percevoir le mieux. Et dans ton cas, là, c’était… évident. En gros… j’ai juste un très bon… odorat, finalement. Voilà, tu sais… maintenant, t’es contente ? J’en avais jamais parlé avant en français, c’est gênant, en fait… » conclut-elle, toujours avec le sourire.
« Attends, continue, c’est trop intéressant, ton truc ! Tu veux dire que tu connais la vie intime des gens juste en les approchant, avec les phéromones ? »
« Euh… pas tout à fait, quand même, et ça n’a… rien à voir avec les phéromones. Tu veux pas qu’on change de sujet ? Pourquoi je te… raconterai ça, à toi que je connais que… depuis quelques minutes ? » franche
« Mais parce que je suis une tombe aussi, et que ton histoire me passionne ! Et pis si tu m’en as parlé, à moi, une étrangère, comme ça de but en blanc - elle rit à l’expression - c’est que t’en avais besoin, non ? Tu connais Woody Allen ? J’aime pas trop, mais je me rappelle que dans un de ses films, il construisait une machine pour capter les énergies orgasmiques de toute l’humanité… Je trouvais ça assez drôle, mais là, oui, je te le dis, ton histoire à toi me passionne » ris-je
« Ca te… passionne ? »
« Oui, y’a un potentiel énorme, c’est un vrai scénario de film, je trouve ! Plus sérieusement, j’imagine que t’es pas ce genre de fille, mais tu sais que tu pourrais faire fortune ? Imagine que des gens te demande « d’enquêter » sur n’importe qui… Evidemment ça sort un peu du rationnel, mais… »
« J’ai pas envie de faire fortune, et puis je connais les hommes. On me harcèlerait, ou alors je deviendrais complètement seule, parce que les gens auraient trop peur de moi et de ce que je pourrais apprendre sur eux... Je me demande vraiment pourquoi je te parle de ça, j’aurais pas dû. Tu dois être assez spéciale, sûrement… Mais spéciale ou pas, s’il te plaît, garde-le pour toi, je… refuse de devenir une… attraction de foire… » très sérieuse presque triste
« C’est vrai… pardon, c’est évident que ta vie deviendrait un enfer, comme les télépathes. Tu peux me faire confiance, je te jure que je le garderai pour moi, je n’en parlerai à personne. »
« Tu sais, en général, je ne fais pas confiance aux inconnus… » claire
« Ca tombe bien, parce que depuis que tu m’as servie, je pense qu’à devenir ton amie… » sourire franc, aidé par le whisky
« Mon… amie ?? » estomaquée
« Ben, oui… ton amie »
« Euh, ça se décide pas comme ça, non ? Je veux dire t’aurais pas déjà un peu trop bu ? » incrédule
« Non, j’ai pas trop bu. C’est juste que t’as été franche avec moi, alors faut que je sois franche avec toi. Je veux devenir ton amie. Tu m’intéresses. Tu m’amuses. T’as l’air gentille. Et tes capacités, c’est juste ce qui confirme que t’es vraiment pas quelqu’un comme les autres… »
« Des fois, tu sais je crois que j’aimerais bien… être comme les autres. » mélancolique
« Désolée, c’est pas ce que je voulais dire… »
« C’est rien, c’est pas de ta faute. »
Le quatuor continue de tourner. La discussion a pris un tour étrange, avant notre silence un de plus le même qu’avec Jürgen ? tour étrange où l’on aura tendance à s’enfermer dès qu’on cherche à sortir des sentiers rebattus et pourtant pourtant dans la vie il est de ces dialogues insignifiants et parfaitement sensés qui vous amènent à vous interroger sur les différentes façons que vous avez eu de vous enfermer dans vos convictions misanthropes dans les répétitions quotidiennes des mêmes gestes des mêmes ulcères face à la décrépitude pourquoi s’enfermer parce que petite survivance pourquoi déblatérer parce besoin pourquoi l’attirance parce qu’exception.
Je repris la parole après un moment. Cela me sembla encore moins essentiel que le reste, et pourtant. Je me mis à parler du Rien, à poser des questions sur le Tout, à m’interroger sur les vides. Miki acquiesçait, répondait patiemment en fumant ses cigarettes. Elle sentait bon malgré cela, je n’osais lui faire la remarque. Plusieurs fois elle se leva. Pour aller aux toilettes, pour servir les quelques clients qui entraient. Le patron lui jetait de temps en temps des regards un peu étonnés, et continuait à lancer des disques. Janis Joplin, Liszt, Cypress Hill, Cure, Mozart, Purcell, les Doors, Thelonious Monk, le Wu Tang Clan, Jeff Buckley ; le temps passa sans protester. Un couple de clients entra apparemment un peu perdu. Lui, la trentaine passée, très beau, très bien habillé, mais vaniteux et froid comme de l’azote liquide. Elle, le même âge, moins belle, mais plus « électrique » comme dirait l’autre et plus humaine, très bien habillée aussi, robe blanche assez décolletée - seins magnifiques - en soie très simple mais classe, sans manches, avec dessus une petite veste en cuir rouge foncé que je lui aurais bien piqué, plus les chaussures et le sac assorti. On aurait dit qu’elle avait fait un effort pour le dimanche, comme autrefois les jours de messe, sans que cela ne fasse trop voyant. En gros sa tenue me plaisait.
« Dis, tu pourrais me faire une démonstration ? » lui demandé-je soudain
« Une… démonstration ?? » incompréhension
« Oui, une démonstration. Tu vois le couple assis là-bas ? Tu pourrais aller les servir et revenir me dire ce que tu as senti ? »
« J’ai pas très envie… » résignée d’avance
« Roooh allez je veux une autre preuve, moi ! » tenace toujours
« J’aurais pas… dû t’en parler. » confesse-t-elle en souriant à nouveau
« Te fais pas prier ! »
« Tu voux que j’y aille ? J’ai fini mon service maintenant, tu sais… »
« Alors pourquoi tu restes ? »
« … »
« Tu vois ? Tu meurs d’envie d’en parler, c’est trop évident ! »
« Shi tu le dis… » résignée définitivement
Après hésitations elle se leva et alla prendre la commande du couple. Je la voyais leur sourire, mais pas de la même manière qu’elle me souriait, à moi, eux ne souriant que par résidus. Elle s’attarda peu à leur table, puis revint vers moi, visage relâché. Sans déranger le patron ni m’adresser la parole elle versa deux pressions dans deux verres et repartit de suite les porter aux tires-la-tronche. Je la revoyais leur sourire, puis se retourner vers moi, concentrée relâchée, pensive et se rasseoir à mes côtés, retirer du paquet et rallumer une nouvelle cigarette.
« Alors ? »
« … »
« … ? »
« Leur situation semble assez… compliquée. »
« Comment ça, compliquée ? »
« Il y beaucoup de choses qui se mélangent chez eux, plus ou moins… anciennes. Rien d’étonnant à ce qu’ils… fassent la gueule. »
« C’est vrai qu’ils ont pas trop l’air jouasse… » fais-je, compatissante.
« En fait, je pense que chacun d’entre eux a appris… une des infidélités de l’autre, mais… seulement une. Tu comprends ? »
« Euh… tu veux dire qu’ils savent qu’ils se sont trompés, mais qu’ils savent pas à quel point ? »
« Entre autres… Tu vois ils ont pas fait… l’amour ensemble depuis des semaines, peut-être des mois mais ils ont… malgré cela une activité sexuelle… normale, je dirais » continue-t-elle
« Donc il y a quelque chose qui cloche. Mais qu’est-ce que qui te dit que c’est pas une nouvelle rencontre après une rupture ? » j’essaye de la piéger et Miki sourit.
« Tu sais que c’est la première vraie bonne question que tu me poses ? »
« Je vais prendre ça comme un compliment… » ris-je, un peu jaune
« En fait… là, c’est plus une question de… leur attitude – continue-t-elle sans tenir compte de ma remarque – tu vois la gêne… qu’ils montrent n’est pas une gêne… de gens qui se retrouvent après une séparation. Non, ils sont encore ensemble, je… te le dis. Enfin, peut-être plus pour longtemps. »
« J’imagine… Sinon tu peux me donner des détails ? »
« Des détails… » souffle-t-elle, sans cesser de sourire.
« Oui, c’est ce que je te demande depuis tout à l’heure, en fait… »
« J’avais compris – rit-elle, autour de nous Edith Piaf est sur le point de s’éteindre, le patron retourne vite aux platines en lançant un court regard amusé. Joy Division. Je ne connais pas le titre de la chanson – Bon, des détails… Je peux jamais être… sûre de rien, tu sais, pour les détails je fais que des… suppositions, par rapport à des certitudes, c’est tout. Et là, ma certitude c’est… que les deux ont été infidèles, mais que seule la femme le sait. Je veux dire qu’elle sait qu’il la trompe, qu’il sait qu’elle sait qu’il la trompe mais qu’il… ne sait pas qu’elle le trompe et qu’elle sait qu’il ne sait pas qu’elle le trompe. Je… suis assez claire ? » yeux inquiets
« Comme de l’eau de roche » réponds-je en souriant
« Merci tu me rassures. »
« De rien. Et donc, des deux, c’est elle qui fait semblant d’être mal-à-l’aise ? Elle veut piéger son homme ? Est-ce que c’est son mari, au fait ? »
« Je pense, oui, ils ont chacun une alliance. »
« Ils sont peut-être mariés, mais à quelqu’un d’autre, non ? »
« Si c’était le cas, je… doute qu’ils les garderaient, leurs alliances… » logique
« Possible, oui. Et sinon, qu’est-ce que tu peux me dire de plus sur eux ? » avide
« Ca ne te suffit pas ? »
« Ben, non, en fait… - ris-je – je suis de nature une sale petite curieuse. »
« Ca se voit – sourit-elle la clope au bec avant de la prendre entre ses doigts trop fins, de la regarder machinalement se consumer et de continuer – Mais je t’ai dit que… tout ça c’était que des suppositions, et que… j’ai pas envie que tu me prennes pour une… voyante ou quelque chose comme ça. »
« Ben quoi elles sont déjà géniales comme ça tes suppositions, et t’en fais pas je te prends pour rien de particulier. Alors vas-y, continue s’il te plaît. »