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8 janvier 2010 5 08 /01 /janvier /2010 05:48

CHAPITRE 4


   Sous le ciel-couvercle grisonnant Ishijima prend comme tous les ans centre sur son unique preuve tangible du changement des saisons. En face d’un petit bout de terre où pousse de l’herbe aussi verte que de la moisissure de laboratoire s’étend une place d’environ 500 mètres carrés. En pente légère celle-ci permet de mieux voir le théâtre de fortune ainsi formé, comme une salle en plein air. La scène serait figurée par le monticule verdoyant, la fosse par la place, et l’ensemble s’organiserait autour d’un acteur solaire, majestueusement en retrait, pourvu d’une présence inouïe, une aura touchant chacun des êtres alentour au plus inaccessibles de leurs sens. Immanquable.  Certes il faut une sacrée dose d’imagination pour voir cette salle. Mais il est impossible de nier que cet acteur existe bel et bien. Il conviendra également de changer de genre. L’acteur est en fait une actrice. Elle a pour nom Sakura.
   Devant elle débute la fête de Jûgatsu Muika, dans un climat assez tendu pour que tout le monde se sente obligé de se sentir gêné s’il ne se sent pas à l’aise. Il est onze heures et des poussières. Ce n’est ni le silence-couloir des cérémonies funéraires ni le vacarme bien faisant des grandes et gaies réunions familiales. L’air en mouvance lente s’approprie chacun des sons émis pour ensuite les restituer avec la méticulosité d’un artisan de génie. Assimilation active et déformante, telle une goutte d’eau faite prisme prise en plein jeu avec quelques rais de lumière égarés. Parfois même il se trompe volontairement et renverse l’ordre volumique établi ; on entend alors mieux le soupir d’une maman inquiète que les rires de sa fille occupée à tourner tourner sur elle-même le plus vite possible pour épater les copines, ou que le roulis éternel des vagues à jamais trop proches.
   C’est au-delà de cette ambiance étroitement dysacousique que résonnent soudain les pas pressés de Tamise Liffey et Néva parmi la multitude de boucles sonores superposées en épaisses feuilles de papier-filtre dépendantes les unes des autres. Le claquement des bottines de Néva sur le béton en pleine suppuration semble notamment invoquer un silence maigre que personne ne pourrait cerner au milieu des froissements. Et pourtant il se fait, il naît de lui-même, il émerge des odeurs, presque contre sa volonté. Puis il se laisse choir sur les lignes convergentes des regards, métamorphosé, mou et féroce à la fois. Etre en retard passe encore, mais personne, absolument personne ne tolère ici la vue d’un parapluie le jour de Jûgatsu Muika. Si Liffey n’était pas sans le savoir, elle ne pouvait imaginer devoir encaisser si violemment la baisse d’intensité sonore, qui semble maintenant aller de pair parfait avec sa progression vers le milieu de la place. L’objet de discorde dans sa main gauche sa fille dans la droite elle avance. Son naturel réussit à prendre le dessus face à la gêne. La présence de Tamise la retient. Il est hors de question pour elle de montrer un quelconque embarras alors qu’elle serre le plus doucement possible la petite patte toute douce de son ange entre ses doigts. Elle doit montrer l’exemple. Elle doit prendre exemple sur Clyde, parce que Clyde assumerait, à sa place. Au fait, elle est où ?
 « J’en sais rien Maman, je croyais que c’était toi qui lui avais donné rendez-vous… »
 « Elle vous attend peut-être aux étalages, non ? » Néva pare toujours au plus simple, et elle a très souvent raison. Le fait d’avoir elle aussi un parapluie à la main ne la dérange pas plus que ça. Sans connaître le mot, Tamise a remarqué que l’admiration que voue Néva à sa mère tient du syllogisme : J’ai confiance en ma Maman, ma Maman me fait faire quelque chose, donc j’ai confiance en ce que ma Maman me fait faire. C’est très reposant, parfois.
 « Peut-être, oui… mais je la voyais plutôt déjà prête à avaler le buffet en entier… » réfléchit Liffey en souriant alors qu’elle jette un œil aux tables bien garnies installées une demi-douzaine de mètres à sa droite.
 « Hihi, c’est vrai qu’elle avait fait fort l’année dernière… Quand elle a faim il vaut mieux se cacher…» approuve Tamise riant à son tour avec Néva. Entretemps, autour d’elles, dans une réaction tout à fait humaine la convergence des regards s’est largement relâchée, ayant compris que les trois corps qu’elle perçait de ses lignes ne pourraient pas avoir l’air plus indifférent à ses manœuvres.
 « Dis-moi, Néva, je vois pas ta mère non plus. »
 « Elle m’a dit de la retrouver devant Sakura… »
 « Tu crois que tu vas pouvoir la voir, au milieu de tout le monde ? » questionne Liffey, sceptique. 
 « Je sais pas, je vais essayer… »
 « Je peux venir avec toi ? J’ai envie de souhaiter bonne fête à Sakura. » demande Tamise.
 « Si tu veux. »
 « Après, on ira chercher Clyde. »
 « D’accord, mais où ? »
 « T’en fais pas on se débrouillera. Maman, tu fais quoi ? Tu nous suis ? »
   Liffey attendait la question avec appréhension. Cela fait maintenant cinq jours qu’elles n’ont pas pu se voir. Trop de travail, d’un côté comme de l’autre, jamais d’horaires compatibles. Depuis une semaine le tableau à annonces ne transmet que des réponses bien tristes. Elle attendait la question avec appréhension car celle-ci, à travers la bouche de sa fille, la met une bonne fois pour toutes au pied du mur. Même d’apparence bénigne, le décision qu’elle doit maintenant prendre la bouleverse. Elle a l’impression que c’est la première fois qu’il faut choisir entre Clyde et Rhône. Elle se trouve ridicule, elle sait que Clyde sait que c’est fini entre elles. Mais depuis hier soir je m’en veux. C’est stupide mais je m’en veux. C’est sûr que si je vois Rhône je ne vais pas vouloir la quitter, et…
 « Alors, Maman ? »
 « Euh… je crois… que je vais vous suivre. » se décide-t-elle enfin. Petite impression de se jeter du haut de son immeuble.
 « Et Clyde ? »
 « Elle attendra un peu. »
   Il vaut mieux que je la laisse tranquille… Oui c’est sûr il vaut mieux. Arrête de te prendre la tête… Liffey redonne son parapluie à Tamise et tend sa main gauche ainsi libérée à Néva, qui la prend avec joie. Et ainsi toutes les trois traversent plutôt joyeusement la place dans la direction de Sakura et de Rhône. Plus personne ne fait attention à elles, sinon une vingtaine de commères agitatrices à la voix forte et au rire grêle. La mère et sa fille ne les entendent même plus non plus, mais Néva, malgré tout moins habituée à la Convergence, se met à crisper légèrement sa main sur celle de Liffey, qui fait semblant de ne pas le remarquer et essaye de la détendre.
 « Tu sais quoi, je trouve ça dommage qu’on se connaisse pas mieux toutes les deux. Ca serait normal, après tout, non ? Je suis quand même une des meilleures amies de ta Maman ! »
 « C’est vrai. » approuve la fillette avec un petit sourire.
 « Maman, ça va pas de dire des trucs comme ça ? Je veux dire, c’est un peu gênant pour Néva, là ! Laisse faire les choses naturellement, tu crois pas ? » intervient Tam, avec dans la voix le sérieux d’une grande personne.
 « Ben quoi, au moins je suis franche, non ? Et je vois pas ce qu’il y a de gênant à dire que j’ai envie de mieux connaître une petite fille aussi gentille et mignonne que Néva ! Par contre, toi, arrête de me parler comme ça tu sais que j’aime pas. » répond Liffey, un peu vexée. Tamise lui tire la langue en guise d’excuse.
 « T’inquiète pas, Tam, je suis pas du tout gênée. Moi aussi j’aimerais bien discuter avec ta Maman plus souvent. » coupe Néva, amusée.
 « Ha, tu vois ? » Liffey montre sa langue à son tour.
 « Mouais, moi j’dis que t’es une sacrée faillote, Néva ! » plaisante Tam.
 « Quoi, moaa ? Tu peux parler ! Tu veux que je raconte le coup que tu nous as fais la semaine dernière, en classe ? » Néva rit pour de bon, déjà plus détendue.
 « T’as pas interêt ! » l’œil de Tamise se fait noir, mais l’effet rate et elle éclate de rire avec son amie.
 « Garde-la pour plus tard, Néva, ça m’intéresse. Cela dit… - elle baisse un peu le ton – vous en faites pas les filles, je viendrais jamais vous déranger, j’ai bien compris que vous aimiez bien rester toutes les deux toutes seules… - les fillettes s’arrêtent soudain, tournent la tête, regardent Liffey dans les yeux et rougissent à l’unisson, ce qui a pour effet de la faire partir d’un de ses grands rires qu’elle affectionne parfois – bon d’accord, j’arrête de dire des bêtises. Tenez regardez plutôt Sakura comme elle est belle. »
   La femme et les deux fillettes se taisent un instant, dans un respect agnostique contaminé malgré lui par la religiosité rampante du lieu contre laquelle Liffey se battait depuis longtemps, pour protéger sa fille. On ne se rend jamais aussi bien compte de la petitesse humaine que lorsque l’on se retrouve face à un arbre de la grandeur de Sakura. Et Dieu ou ses assimilés n’ont strictement rien à voir là-dedans.
   Ici le mot grandeur devrait être écrit avec un g majuscule. Grandeur. A ne pas confondre avec « hauteur » ou même « taille ». Trop plats, trop vulgairement descriptifs. Sakura n’est d’ailleurs pas si grande en taille que ça. En revanche elle possède un branchage très fourni pour son espèce, à ce qu’on dit. Les matriarches ont expliqué que c’est un cerisier et que son nom provient d’un rapport quelconque avec sa condition de cerisier. Personne n’a pu les contredire, mais tout le monde s’accorde à penser qu’en tout cas c’est un cerisier magnifique. A cette époque de l’année les feuilles commencent à rougir et cela reste quelque chose de merveilleux à admirer, un spectacle dont personne ne se lasse. Dans une semaine tout au plus Sakura sera devenue tellement écarlate que sa couleur déteindra sur l’air environnant. Pour l’instant elle arbore un mélange de cuivres et de satin parfumés à l’iode sauvage et lointain. Le ciel est bas mais ses branches, aidées du vent, semblent le retenir délicatement par leurs caresses. La vérité est tout autre, Tamise le sait bien, et pourtant, vu à travers le bruissement palpable des petites feuilles sanguines à l’agonie, le Gris paraît sourire d’un sourire plein et généreux, pacifiquement marin et paisiblement nuageux. Tamise se demande comment un Bleu si recherché peut bien se former au sein du Gris brouillé de Rouge. Ma tête marche peut-être pas bien. J’aime le rouge mais il me détraque les yeux. Y’a pas de doute c’est la couleur la plus agressive qui existe. Le rose, je préfère quand même quand Sakura est rose.
 « Je crois que je m’en lasserai jamais. » pose Liffey dans un soupir satisfait.
 « Moi non plus Maman... » acquiesce Tamise
 « Moi non plus Liffey » imite Néva.
   En face d’elles Sakura incline ses branches en signe de remerciement puis se remet progressivement à battre des feuilles comme un oisillon sentant revenir sa mère. Il ne lui manque plus qu’un bec pense Tamise alors qu’un sourire différent se dessine sur son visage. Pas plus ni moins que toutes celles qu’elle crée machinalement à longueur de journées copiées/collées cette nouvelle comparaison la divertit quelques dizaines de secondes, avant de prendre soudain un arrière-goût étrange, astringent plus qu’amer ou aigre-doux. Quelque chose entre la peur et l’admiration. Le respect peu-être. Oui, c’est ça, le respect. Je savais pas que ça avait ce goût-là. J’aurais pas cru en fait.
 « Bon, et si on allait retrouver Rhône maintenant? » propose Liffey avec une impatience contenue. Le chaud et le froid tournent dans son corps comme dans un réfrigérateur.
 « Mais où ça, Maman ? Néva disait qu’elle attendrait ici. »
 « C’est vrai; j’ai bien entendu ce qu’elle m’a dit. »
 « ... Si vous voulez - reprend-elle après un imperceptible soupir de déception cette fois - je pensais juste qu’elle a pu en avoir marre de nous attendre et qu’elle est partie ailleurs boire un verre par exemple, ou... »
 « Moi je pense que j’aurais d’autres choses à faire aujourd’hui. » coupe une voix limpide derrière elles.
   Surprises les trois se retournent dans un même élan assez comique pour se retrouver nez à nez avec une Rhône fatiguée mais rayonnante. Même avec des cernes, mêmes rapetissés par l’épuisement d’une semaine d’organisation de la fête et de préparatifs divers, ses yeux en brillent d’un éclat unique qui l’embellit d’autant plus et lui donne un charme fou. À la voir on sait d’emblée d’où Néva tient sa beauté. Mère et fille, aucun doute possible. Passablement exténuée donc, mais belle à l’excès, Rhône sourit avec un air faible irrésistible et tend la main vers sa fille. Celle-ci lui passe le parapluie. Merci ma murène. Puis elle s’approche de Tamise et se penche doucement pour lui faire la bise sur le front. Toujours aussi mignonne ma puce, t’es à croquer aujourd’hui. Enfin elle se tourne vers Liffey et son sourire se meut en moue ambigüe. Loin au dessus le ciel roule et effectue trois grandes oscillations.

(la suite du chapitre la semaine prochaine. Désolé, comme je l'ai dit, je suis très à la bourre dans ma rédaction et ça risque malheureusement de durer. Bonne lecture malgré tout, je sais que vous ne m'en tiendrez pas rigueur.)

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commentaires

A
<br /> Ta prose est vraiment très belle !<br /> <br /> AnGeLe<br /> <br /> <br />
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I
<br /> <br /> comme dirait mon pote Austin: yeah baby yeah<br /> :p<br /> marchi<br /> <br /> <br />

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