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15 janvier 2010 5 15 /01 /janvier /2010 16:22

(résumé de situation: c'est la fête de Jûgatsu Muika. Liffey est avec sa fille et Néva alors que Rhône fait son apparition)

« Tu m’as beaucoup manquée ces derniers jours, tu sais? » dit-elle à voix basse, juste assez pour que cela ne devienne pas un murmure. Elle s’est placée à la frontière exacte entre les deux mondes: celui de l’intimité et l’autre. Liffey se sent comme une pile électrique en pleine charge. Elle a chaud.
 « Moi pas » répond-elle aussi calmement que faire se peut. Mais déjà l’odeur de Rhône la traverse de part en part. Elle ne peut regarder nulle part, tant ses yeux la dirigent vers là où il ne faut pas.
 « Si tu le dis, je veux bien te croire. » Nouveau sourire qui se laisse emmener aussitôt. Rhône penche très légèrement la tête sur la gauche et cligne trois fois des yeux sans quitter Liffey du regard. Le sourire réapparaît sous une forme plus évoluée, comme le flux d’une marée cherchant à bâtir la côte à sa convenance.
 « Faut pas, Rhône, il faut pas, tu sais bien que Maman plaisante, elle a encore parlé de toi, hier soir. » intervient Tamise, très peu troublée par la raideur de Liffey. Des oeillères énormes lui brident l’imagination dès qu’il s’agit des sentiments que sa maman pourrait éprouver pour d’autres femmes que Clyde. Rhône éclate à moitié de rire.
 « Ah bon? T’es gentille de me rassurer, ma puce. Un peu plus et je m’inquiétais...» Son visage et ses expressions pourraient être décrits comme un kaléidoscope dont la seule vocation serait de la rendre toujours plus désirable selon les circonstances et les interlocutrices. Un kaléidoscope diaboliquement efficace avec Liffey, qui chaque seconde passant lutte un peu plus contre ses pulsions et la chaleur qui lui serrent la gorge.
   Elle n’arrive même plus à chercher à comprendre pourquoi il n’y a qu’avec Rhône qu’elle se sent ainsi. Salacité de l’instant. Même Clyde, même Clyde ne l’a jamais autant attirée par le passé. En simplifié, elle a envie d’elle à un point qu’elle ne contrôle plus que de façon très partielle ses pensées les moins avouables. Jusqu’à en souffrir. Ses joues et son front sont en sévère surchauffe. Son estomac se tord en des noeuds atroces. Ses seins et leurs extrémités se font trop sensibles pour pour son trop petit soutien-gorge. Ses bras ne seraient plus en mesure de porter quoi que ce soit et ses jambes la tiennent de moins en moins bien et entre elles elle ne sent plus rien qu’une peu ambigüe humidité caractéristique de ces heures où elle aimerait pouvoir se laisser aller comme jamais ou presque sa situation ne l’y autorise.
   Le ciel plonge une nouvelle fois alors qu’un hoquet de frayeur traverse la place. Liffey en profite pour essayer de reprendre ses esprits un minimum.
 « Les filles, allez chercher un peu Clyde. Je reste là avec Rhône. » ordonne-t-elle, avant de chercher du regard l’assentiment de cette dernière, qui lui donne sans plus réagir.
 « Mais...»
 « Pas de mais, Tam, pas de mais, tu fais ce que je te dis, si Clyde vient par ici, Rhône ou moi on la verra. Faites juste le tour de la place, ou allez voir chez elle, on vous attendra pour manger, d’accord? »
 « Bon, d’accord... » acquiesce Tamise, regardant pour sa part Néva qui n’aurait pas su quoi répondre d’autre.
 « Tiens, donne-nous un des parapluies et gardez les autres au cas où. »
   La convergence des regards se refocalise direct, pendant un instant qui serait court pour celle qui n’en est pas le centre, sur les fillettes et leurs mères respectives. Tam et Néva, accrochées psychiquement l’une à l’autre comme à une bouée, s’éloignent et font de leur mieux pour ne plus y prêter attention. Liffey et Rhône ont des préoccupations plus terre à terre.
 « Pourquoi tu veux plus me voir ? » commence la première.
 « Tu plaisantes ? C’est toi qui a des scrupules par rapport à Clyde. »
 « Quoi ? Arrête un peu, dans tous tes messages, tu me dis que t’as trop de choses à faire, que t’es fatiguée, que c’est pas sérieux... »
 « Et toi t’es pas capable de me dire que t’as vraiment envie qu’on se voit ? T’oses pas lui en parler, tu l’as même pas encore fait, je parie. Vous n’avez pas rompu et c’est ça qui me fait du mal, à moi, si tu tiens à savoir. » Rhône parle bas mais fermement, sans s’énerver un seul instant, sûre de ce qu’elle avance.
 « Non, je lui en ai pas parlé, mais elle voudra jamais l’entendre, il est là le problème. Et puis je pense à ma fille, aussi, vois-tu. Elle adore Clyde et pourrait difficilement se passer d’elle. » répond Liffey, le plus calmement possible, pour ne pas attirer l’attention, ce qui est évidemment superflu. A part Clyde qui refuse de l’admettre, « toute » l’île sait que Liffey et Rhône ne font pas que « bien s’entendre ».
 « Ca, je sais. Tamise passe avant tout, et c’est normal, mais arrête de te mentir à toi-même, et arrête de l’utiliser comme excuse, la pauvre! »
 « Je te permets pas de dire ça ! Le problème vient aussi du fait, t’auras remarqué, que Tamise et Néva s’adorent et que ça complique les choses, d’une certaine façon... »
 « Arrête de revenir sur des choses que je sais déjà ! Moi, je veux que tu me dises que tu vas dire à Clyde que c’est fini entre vous. Si tu m’aimes, c’est ce que tu dois faire. Sinon c’est avec moi que ça sera fini. Point. C’est aussi simple que ça. » continue la jeune femme, toujours calme ou plutôt, tâchant de le rester.
 « T’as pas le droit de dire que c’est simple ! Tu sais ce qui nous lie toutes les deux avec Clyde, je te l’ai raconté, alors t’as pas le droit de me dire, comme ça, toute froide, que c’est simple! » très triste soudain, Liffey ne peut pas ne pas hausser le ton.
 « Arrête un peu ton cinéma. Je suis désolée, oui, c’est dégueulasse, c’est inhumain   ce que je te dis. Mets le sur le compte de la fatigue. Je suis épuisée... C’est pas une blague, c’est pas pour faire semblant. Je suis épuisée, et c’est la fatigue qui parle, là. Désolée... » fait Rhône, toujours calme prenant les mains de Liffey, qui se laisse faire.
 « Qu’est-ce qui te fatigue comme ça ? La fête ? » pose Liffey, après un silence probablement long pour les deux jeunes femmes et celles qui les regardent.
 « Non, pas vraiment, ça c’est plutôt motivant... »
 « Alors c’est quoi ? »
 « C’est rien... Oublie... »
 « Ah non, je supporte pas, ça ; tu me dis ce qui va pas ou je vais vraiment me fâcher. Ca sert à rien de dire les choses à moitié. »
 « ... Tu crois ? »
 « Oui, j’en suis certaine ; alors ? » nouveau long silence.
 « C’est Néva... elle... m’épuise. Je sais plus quoi faire. » lâche-t-elle, embarrassée.
 « Eh bien ? Qu’est-ce qu’elle a Néva ? » s’impatiente Liffey.
 « Elle a que... je me rends compte que je sais pas la gérer. »
 « Comment ça ? Elle est adorable, tout le monde le dit, et moi aussi ! »
 « Ca oui, elle est adorable, mais est-ce que tu sais ce que c’est de vivre avec une petite qui ne dit rien ? Ma fille ne me dit rien, elle ne me raconte pas ce qu’elle pense, ce qu’elle veut, ce dont elle rêve. Tout ce qu’elle fait c’est attendre mes initiatives. »
 « Et c’est ça qui te fatigue ? Tu sais ce qu’on dit, hein, le ciel est toujours moins gris par la fenêtre du voisin... »
 « Non, c’est pas tout... Dis-moi, est-ce que... Tamise a des problèmes... » Rhône ne semble pas trop vouloir énoncer des mots que la place pourrait entendre.
 « Des problèmes de quoi ? » s’inquiète maintenant Liffey.
 « D’incontinence nocturne. » réussit-elle à articuler. Alors qu’un nouveau silence se crée Liffey essaye de ne pas rire faussement et de ne pas trop prendre l’interrogation de son amie à la légère.
 « Alors c’est tout ? C’est ça qui te perturbe ? Le fait que ta fille fasse pipi au lit ? »
 « C’est fatiguant, tu sais. Avant, elle me réveillait et on devait tout changer, après elle a eu peur que je la gronde, donc elle disait rien et je m’en rendais compte  le matin, et c’était pire. Et en ce moment, c’est à un tel point que c’est moi qui en dort pas la nuit, crois-le ou non mais je la sens et je sais qu’elle va faire pipi et donc je la réveille je la lève et je lui dis d’aller aux toilettes. »
 « Je suis pas sûre que ce soit la bonne solution... » tempère Liffey.
 « Je sais, mais si t’en as une autre, je t’écoute. Mais j’imagine qu’avec Tamise t’as pas ce problème, elle est tellement parfaite. » ironise Rhône ce que Liffey n’apprécie pas du tout. Elle lâche la prise que Rhône a de ses mains.
 « Je t’interdis de dire des conneries pareilles ! Non, Tamise est pas parfaite, non elle fait pas pipi au lit, mais oui elle a ses problèmes que je dois gérer aussi et dont t’as pas idée ! Si t’es en train de me dire que t’es jalouse, ben t’es pas maligne ! » s’énerve-t-elle. Une poignée de paires d’yeux se braquent une nouvelle fois sur le couple.
 « Oui, j’avoue, je suis un peu jalouse des relations que t’as avec ta fille. Mais je fais des efforts avec la mienne pour que ça s’arrange. » calme Rhône, qui reprend les mains de Liffey dans les siennes.
 « Ca a toujours des causes psychologiques, chez l’enfant, est-ce qu’elle a toujours fait ça ? »
 « Non, bien sûr que non, ça l’a reprise il y a 2 ans, quand elle a commencé la grande école, et là, il y a un peu moins d’un mois depuis que... » s’interrompt-elle, les yeux écarquillés.
 « Depuis qu’elle se rend compte que nous couchons ensemble. » finit Liffey.
 « Merde, tu me croiras pas si je te dis que j’avais encore jamais le rapprochement. Je suis une mère indigne ! »
 « Mais non, c’est comme à chaque fois que tu prononces, que tu énonces tes soucis, y’a des aspects de ses soucis qui deviennent plus clairs, c’est normal. » tempère Liffey encore une fois.
 « Et qu’est-ce qu’on va faire, alors ? »
 « Comment ça qu’est-ce qu’on va faire, qu’est-ce que TU vas faire ! Tu vas parler de ta relation avec moi à ta fille de la même façon que je vais en parler à la mienne et à Clyde. » résume parfaitement Liffey.
 « Et si je fais ce que tu me dis de faire, tu me promets qu’on arrivera enfin à passer du temps rien que toutes les deux ? » Rhône essaye de plaisanter sur la forme en restant sérieuse dans le fond. Elle s’approche doucement et se frotte avec tendresse à son amie
 « On verra si t’es sage... »
 « Méchante ! »
 « Merci du compliment. »
 « Tu parlais d’énoncer les choses, mais t’es même pas capable de me dire que t’as envie de m’embrasser. »
 « Et toi tu pourrais ? »
 « Moi je pourrais te dire de mettre ta main dans ma culotte pour te prouver que je me contenterai pas d’un bisou, mais les autres penseraient que ce serait indécent, surtout ici, et c’est vrai qu’elles auraient raison. » explique Rhône, d’une voix si basse qu’elle est obligée de se rapprocher de façon tout aussi indécente de son amie.
 « Là où tu trompes, c’est que j’ai jamais eu besoin de ton autorisation pour mettre ma main dans... »
 « Tiens, je me disais que ça faisait longtemps que j’avais pas vu Rhône ! » crie Clyde en riant jaune alors qu’elle s’approche du couple qui lui, se désolidarise immédiatement.
   Le malaise général est plus que perceptible entre les trois jeunes femmes et il  infecte la place. De ces trois personnes admirées et craintes on craignait surtout une altercation qui pourrait démarrer sans que personne ne le veuille réellement. A l’exception du Jeu, la violence verbale et physique a toujours été proscrite à Ishijima. D’une façon unanime.
   En théorie.



Inutile de vous expliquer combien je ne suis pas satisfait de mon rythme de travail. La tournure de l'histoire en elle-même me plaît, mais je n'ai aucune idée de l'équilibre final des chapitres. En même temps, je vous avais prévenu au début, donc je serai j'espère à moitié pardonne. Pour le reste, mes excuses sont, cette fois-ci, un torticolis qui me bouffe toute la gauche de la nuque de façon complètement désordonnée (en gros je sais pas du tout quelle position me fait du bien) depuis une semaine, et un véritable pétage de plombs hier pendant la journée qui avait pourtant bien commencé, et qui s'est finie lamentablement comme jamais. Le pire c'est que je m'en suis pas encore relevé. Bref, vous vous en foutrez et vous aurez raison, oui.
Bonne lecture et à bientôt peut-être, pour la suite de ce chapitre 4 qui va être plus long que prévu, donc.

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8 janvier 2010 5 08 /01 /janvier /2010 05:48

CHAPITRE 4


   Sous le ciel-couvercle grisonnant Ishijima prend comme tous les ans centre sur son unique preuve tangible du changement des saisons. En face d’un petit bout de terre où pousse de l’herbe aussi verte que de la moisissure de laboratoire s’étend une place d’environ 500 mètres carrés. En pente légère celle-ci permet de mieux voir le théâtre de fortune ainsi formé, comme une salle en plein air. La scène serait figurée par le monticule verdoyant, la fosse par la place, et l’ensemble s’organiserait autour d’un acteur solaire, majestueusement en retrait, pourvu d’une présence inouïe, une aura touchant chacun des êtres alentour au plus inaccessibles de leurs sens. Immanquable.  Certes il faut une sacrée dose d’imagination pour voir cette salle. Mais il est impossible de nier que cet acteur existe bel et bien. Il conviendra également de changer de genre. L’acteur est en fait une actrice. Elle a pour nom Sakura.
   Devant elle débute la fête de Jûgatsu Muika, dans un climat assez tendu pour que tout le monde se sente obligé de se sentir gêné s’il ne se sent pas à l’aise. Il est onze heures et des poussières. Ce n’est ni le silence-couloir des cérémonies funéraires ni le vacarme bien faisant des grandes et gaies réunions familiales. L’air en mouvance lente s’approprie chacun des sons émis pour ensuite les restituer avec la méticulosité d’un artisan de génie. Assimilation active et déformante, telle une goutte d’eau faite prisme prise en plein jeu avec quelques rais de lumière égarés. Parfois même il se trompe volontairement et renverse l’ordre volumique établi ; on entend alors mieux le soupir d’une maman inquiète que les rires de sa fille occupée à tourner tourner sur elle-même le plus vite possible pour épater les copines, ou que le roulis éternel des vagues à jamais trop proches.
   C’est au-delà de cette ambiance étroitement dysacousique que résonnent soudain les pas pressés de Tamise Liffey et Néva parmi la multitude de boucles sonores superposées en épaisses feuilles de papier-filtre dépendantes les unes des autres. Le claquement des bottines de Néva sur le béton en pleine suppuration semble notamment invoquer un silence maigre que personne ne pourrait cerner au milieu des froissements. Et pourtant il se fait, il naît de lui-même, il émerge des odeurs, presque contre sa volonté. Puis il se laisse choir sur les lignes convergentes des regards, métamorphosé, mou et féroce à la fois. Etre en retard passe encore, mais personne, absolument personne ne tolère ici la vue d’un parapluie le jour de Jûgatsu Muika. Si Liffey n’était pas sans le savoir, elle ne pouvait imaginer devoir encaisser si violemment la baisse d’intensité sonore, qui semble maintenant aller de pair parfait avec sa progression vers le milieu de la place. L’objet de discorde dans sa main gauche sa fille dans la droite elle avance. Son naturel réussit à prendre le dessus face à la gêne. La présence de Tamise la retient. Il est hors de question pour elle de montrer un quelconque embarras alors qu’elle serre le plus doucement possible la petite patte toute douce de son ange entre ses doigts. Elle doit montrer l’exemple. Elle doit prendre exemple sur Clyde, parce que Clyde assumerait, à sa place. Au fait, elle est où ?
 « J’en sais rien Maman, je croyais que c’était toi qui lui avais donné rendez-vous… »
 « Elle vous attend peut-être aux étalages, non ? » Néva pare toujours au plus simple, et elle a très souvent raison. Le fait d’avoir elle aussi un parapluie à la main ne la dérange pas plus que ça. Sans connaître le mot, Tamise a remarqué que l’admiration que voue Néva à sa mère tient du syllogisme : J’ai confiance en ma Maman, ma Maman me fait faire quelque chose, donc j’ai confiance en ce que ma Maman me fait faire. C’est très reposant, parfois.
 « Peut-être, oui… mais je la voyais plutôt déjà prête à avaler le buffet en entier… » réfléchit Liffey en souriant alors qu’elle jette un œil aux tables bien garnies installées une demi-douzaine de mètres à sa droite.
 « Hihi, c’est vrai qu’elle avait fait fort l’année dernière… Quand elle a faim il vaut mieux se cacher…» approuve Tamise riant à son tour avec Néva. Entretemps, autour d’elles, dans une réaction tout à fait humaine la convergence des regards s’est largement relâchée, ayant compris que les trois corps qu’elle perçait de ses lignes ne pourraient pas avoir l’air plus indifférent à ses manœuvres.
 « Dis-moi, Néva, je vois pas ta mère non plus. »
 « Elle m’a dit de la retrouver devant Sakura… »
 « Tu crois que tu vas pouvoir la voir, au milieu de tout le monde ? » questionne Liffey, sceptique. 
 « Je sais pas, je vais essayer… »
 « Je peux venir avec toi ? J’ai envie de souhaiter bonne fête à Sakura. » demande Tamise.
 « Si tu veux. »
 « Après, on ira chercher Clyde. »
 « D’accord, mais où ? »
 « T’en fais pas on se débrouillera. Maman, tu fais quoi ? Tu nous suis ? »
   Liffey attendait la question avec appréhension. Cela fait maintenant cinq jours qu’elles n’ont pas pu se voir. Trop de travail, d’un côté comme de l’autre, jamais d’horaires compatibles. Depuis une semaine le tableau à annonces ne transmet que des réponses bien tristes. Elle attendait la question avec appréhension car celle-ci, à travers la bouche de sa fille, la met une bonne fois pour toutes au pied du mur. Même d’apparence bénigne, le décision qu’elle doit maintenant prendre la bouleverse. Elle a l’impression que c’est la première fois qu’il faut choisir entre Clyde et Rhône. Elle se trouve ridicule, elle sait que Clyde sait que c’est fini entre elles. Mais depuis hier soir je m’en veux. C’est stupide mais je m’en veux. C’est sûr que si je vois Rhône je ne vais pas vouloir la quitter, et…
 « Alors, Maman ? »
 « Euh… je crois… que je vais vous suivre. » se décide-t-elle enfin. Petite impression de se jeter du haut de son immeuble.
 « Et Clyde ? »
 « Elle attendra un peu. »
   Il vaut mieux que je la laisse tranquille… Oui c’est sûr il vaut mieux. Arrête de te prendre la tête… Liffey redonne son parapluie à Tamise et tend sa main gauche ainsi libérée à Néva, qui la prend avec joie. Et ainsi toutes les trois traversent plutôt joyeusement la place dans la direction de Sakura et de Rhône. Plus personne ne fait attention à elles, sinon une vingtaine de commères agitatrices à la voix forte et au rire grêle. La mère et sa fille ne les entendent même plus non plus, mais Néva, malgré tout moins habituée à la Convergence, se met à crisper légèrement sa main sur celle de Liffey, qui fait semblant de ne pas le remarquer et essaye de la détendre.
 « Tu sais quoi, je trouve ça dommage qu’on se connaisse pas mieux toutes les deux. Ca serait normal, après tout, non ? Je suis quand même une des meilleures amies de ta Maman ! »
 « C’est vrai. » approuve la fillette avec un petit sourire.
 « Maman, ça va pas de dire des trucs comme ça ? Je veux dire, c’est un peu gênant pour Néva, là ! Laisse faire les choses naturellement, tu crois pas ? » intervient Tam, avec dans la voix le sérieux d’une grande personne.
 « Ben quoi, au moins je suis franche, non ? Et je vois pas ce qu’il y a de gênant à dire que j’ai envie de mieux connaître une petite fille aussi gentille et mignonne que Néva ! Par contre, toi, arrête de me parler comme ça tu sais que j’aime pas. » répond Liffey, un peu vexée. Tamise lui tire la langue en guise d’excuse.
 « T’inquiète pas, Tam, je suis pas du tout gênée. Moi aussi j’aimerais bien discuter avec ta Maman plus souvent. » coupe Néva, amusée.
 « Ha, tu vois ? » Liffey montre sa langue à son tour.
 « Mouais, moi j’dis que t’es une sacrée faillote, Néva ! » plaisante Tam.
 « Quoi, moaa ? Tu peux parler ! Tu veux que je raconte le coup que tu nous as fais la semaine dernière, en classe ? » Néva rit pour de bon, déjà plus détendue.
 « T’as pas interêt ! » l’œil de Tamise se fait noir, mais l’effet rate et elle éclate de rire avec son amie.
 « Garde-la pour plus tard, Néva, ça m’intéresse. Cela dit… - elle baisse un peu le ton – vous en faites pas les filles, je viendrais jamais vous déranger, j’ai bien compris que vous aimiez bien rester toutes les deux toutes seules… - les fillettes s’arrêtent soudain, tournent la tête, regardent Liffey dans les yeux et rougissent à l’unisson, ce qui a pour effet de la faire partir d’un de ses grands rires qu’elle affectionne parfois – bon d’accord, j’arrête de dire des bêtises. Tenez regardez plutôt Sakura comme elle est belle. »
   La femme et les deux fillettes se taisent un instant, dans un respect agnostique contaminé malgré lui par la religiosité rampante du lieu contre laquelle Liffey se battait depuis longtemps, pour protéger sa fille. On ne se rend jamais aussi bien compte de la petitesse humaine que lorsque l’on se retrouve face à un arbre de la grandeur de Sakura. Et Dieu ou ses assimilés n’ont strictement rien à voir là-dedans.
   Ici le mot grandeur devrait être écrit avec un g majuscule. Grandeur. A ne pas confondre avec « hauteur » ou même « taille ». Trop plats, trop vulgairement descriptifs. Sakura n’est d’ailleurs pas si grande en taille que ça. En revanche elle possède un branchage très fourni pour son espèce, à ce qu’on dit. Les matriarches ont expliqué que c’est un cerisier et que son nom provient d’un rapport quelconque avec sa condition de cerisier. Personne n’a pu les contredire, mais tout le monde s’accorde à penser qu’en tout cas c’est un cerisier magnifique. A cette époque de l’année les feuilles commencent à rougir et cela reste quelque chose de merveilleux à admirer, un spectacle dont personne ne se lasse. Dans une semaine tout au plus Sakura sera devenue tellement écarlate que sa couleur déteindra sur l’air environnant. Pour l’instant elle arbore un mélange de cuivres et de satin parfumés à l’iode sauvage et lointain. Le ciel est bas mais ses branches, aidées du vent, semblent le retenir délicatement par leurs caresses. La vérité est tout autre, Tamise le sait bien, et pourtant, vu à travers le bruissement palpable des petites feuilles sanguines à l’agonie, le Gris paraît sourire d’un sourire plein et généreux, pacifiquement marin et paisiblement nuageux. Tamise se demande comment un Bleu si recherché peut bien se former au sein du Gris brouillé de Rouge. Ma tête marche peut-être pas bien. J’aime le rouge mais il me détraque les yeux. Y’a pas de doute c’est la couleur la plus agressive qui existe. Le rose, je préfère quand même quand Sakura est rose.
 « Je crois que je m’en lasserai jamais. » pose Liffey dans un soupir satisfait.
 « Moi non plus Maman... » acquiesce Tamise
 « Moi non plus Liffey » imite Néva.
   En face d’elles Sakura incline ses branches en signe de remerciement puis se remet progressivement à battre des feuilles comme un oisillon sentant revenir sa mère. Il ne lui manque plus qu’un bec pense Tamise alors qu’un sourire différent se dessine sur son visage. Pas plus ni moins que toutes celles qu’elle crée machinalement à longueur de journées copiées/collées cette nouvelle comparaison la divertit quelques dizaines de secondes, avant de prendre soudain un arrière-goût étrange, astringent plus qu’amer ou aigre-doux. Quelque chose entre la peur et l’admiration. Le respect peu-être. Oui, c’est ça, le respect. Je savais pas que ça avait ce goût-là. J’aurais pas cru en fait.
 « Bon, et si on allait retrouver Rhône maintenant? » propose Liffey avec une impatience contenue. Le chaud et le froid tournent dans son corps comme dans un réfrigérateur.
 « Mais où ça, Maman ? Néva disait qu’elle attendrait ici. »
 « C’est vrai; j’ai bien entendu ce qu’elle m’a dit. »
 « ... Si vous voulez - reprend-elle après un imperceptible soupir de déception cette fois - je pensais juste qu’elle a pu en avoir marre de nous attendre et qu’elle est partie ailleurs boire un verre par exemple, ou... »
 « Moi je pense que j’aurais d’autres choses à faire aujourd’hui. » coupe une voix limpide derrière elles.
   Surprises les trois se retournent dans un même élan assez comique pour se retrouver nez à nez avec une Rhône fatiguée mais rayonnante. Même avec des cernes, mêmes rapetissés par l’épuisement d’une semaine d’organisation de la fête et de préparatifs divers, ses yeux en brillent d’un éclat unique qui l’embellit d’autant plus et lui donne un charme fou. À la voir on sait d’emblée d’où Néva tient sa beauté. Mère et fille, aucun doute possible. Passablement exténuée donc, mais belle à l’excès, Rhône sourit avec un air faible irrésistible et tend la main vers sa fille. Celle-ci lui passe le parapluie. Merci ma murène. Puis elle s’approche de Tamise et se penche doucement pour lui faire la bise sur le front. Toujours aussi mignonne ma puce, t’es à croquer aujourd’hui. Enfin elle se tourne vers Liffey et son sourire se meut en moue ambigüe. Loin au dessus le ciel roule et effectue trois grandes oscillations.

(la suite du chapitre la semaine prochaine. Désolé, comme je l'ai dit, je suis très à la bourre dans ma rédaction et ça risque malheureusement de durer. Bonne lecture malgré tout, je sais que vous ne m'en tiendrez pas rigueur.)

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18 décembre 2009 5 18 /12 /décembre /2009 03:04

EX (2)


   Aussi loin qu’il m’en souvienne je crois bien que j’ai toujours adoré les fêtes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser cela n’est pas complètement incompatible avec ma misanthropie chronique, et rien en définitive ne m’empêche d’apprécier ces joyeux rassemblements à leur juste valeur. Là d’où je viens les gens les appelaient matsuri. Certains m’étaient même spécialement dédiés, ainsi qu’à mes nombreux congénères. Ceci dit je n’ai pas très envie d’en parler dans l’immédiat. La fête qui nous intéresse ici s’appelle pour sa part Jûgatsu Muika ; elle a lieu tous les ans le même jour dont elle tire son nom – jûgatsu muika, donc – et rencontre un succès qui ne saurait être démenti étant donné que la participation de toutes les habitantes est plus ou moins obligatoire. La date est très symbolique elle marque l’arrivée des premières femmes importées dans l’île, dont il ne reste aujourd’hui plus aucune survivante – la dernière est morte il y a environ deux ans, dans sa quatre-vingt deuxième année. Elle s’appelait Jucár. Ce fut la plus jeune des rescapées, elle n’était âgée que de 8 ans à peine. Survivantes qui ont néanmoins été capables d’assurer leur descendance. Et descendance qu’on retrouve en grande partie parmi les membres du Conseil Matriarcal actuel. J’expliquerai les fonctionnement de ce dernier lorsque cela deviendra nécessaire. Il faut avant tout savoir que Jûgatsu Muika est l’un des jours, sinon le jour le plus important de l’année à Ishijima.
   Cette fête garde en effet une signification particulière car elle est liée à une croyance profondément ancrée dans l’inconscient collectif des habitantes de l’île. La légende raconte que les premières importées arrivèrent par un temps désastreux, une tempête de tous les diables qui précipita une grande partie d’entre elles au fond des eaux tumultueuses du Pacifique Nord, à moins d’un demi-mille marin des côtes d’Ishijima. Le débarquement et l’installation furent frappés par le deuil de ces femmes dont on n’a jamais pu récupérer les corps, inconnues mais réunies dans la fatalité. Et dès lors, on ne sait trop comment, ni par qui, une rumeur fut lancée et enfla grossièrement parmi les survivantes. Cette prophétie est restée dans les mémoires jusqu’à nos jours, plus vivace que jamais. Elle dit clairement que si à l’avenir, par malheur, en ce funeste jour de jûgatsu muika la pluie se remettait à battre et le vent à siffler, l’île serait inéluctablement vouée à la destruction dans l’année qui suit. Un hasard extraordinaire a voulu que depuis, cela ne s’est jamais reproduit. La fête revient donc à une sorte de prière adressée au Ciel. Malgré la tension chaque année un peu plus palpable tout le monde s’efforce de s’amuser et d’oublier le terrible présage qui pèse sur cet équilibre instable. Certaines se sont cependant spécialisées en météorologie à court terme et arrivent avec plus ou moins de bonheur à prévoir le temps pour le lendemain, voire le surlendemain. Et tous les ans les annonces rassurantes ont permis d’alléger l’atmosphère de la célébration censée être joyeuse.
   Il y eut pourtant des années extrêmement limites, où jusqu’à minuit la crispation des corps et des membres saturait l’air moite, et d’autres où l’on a imploré les cieux de bien vouloir s’apaiser avant l’aube, mais pas une seule fois à ma connaissance jûgatsu muika fut une journée pluvieuse. Je m’octroie un droit de réserve quant à ce qui a pu se passer avant mon introduction sur ces terres, car celle-ci n’a eu lieu qu’une dizaine d’années après « la Grande Tempête ». Bien entendu j’ai beaucoup grandi depuis, mais je doute d’avoir mûri plus vite que la normale. Je me tiens là, coite et imperturbable, avec pour principale occupation de résister au besoin qui me titille parfois de raconter ma vie au premier lecteur venu… Passons.
   La fête de Jûgatsu Muika n’a pour ainsi dire pas de rites fixes. Par là j’entends que chaque année propose un thème et des activités différentes, comme par exemple une spéciale cuisine, spéciale sport, spéciale musique. Les seuls « passages obligés » sont le discours de la Matriarche Supérieure généralement prononcé dans l’après-midi et la prière finale, dont j’éprouve parfois, je le confesse, un certain plaisir égocentrique à être l’élément pilier, bien qu’elle ne me soit pas personnellement adressée.
   Je ne pense pas avoir déjà écrit que dans l’esprit de ces femmes j’incarne une sorte de messagère des cieux. J’avoue encore que je ne comprends pas toujours très bien les raisons de cette demi-déification de ma personne. Elles m’admirent et se font des idées sur mon compte, elles m’assomment de leurs requêtes et me pourrissent l’âme de leurs doléances matérialistes et superficielles. Elles vont prier de la même façon qu’elles vont aux toilettes. De mon côté je n’ai aucun mal à avouer que je suis encore très loin de l’omniscience ou de l’omnipotence. Mais regardez-les. Regardez-les toutes bien attentivement. Comment pourrais-je me faire comprendre de ces pauvresses plantées la tête en l’air, ou les yeux rivés à travers moi ? Aujourd’hui elles n’ont qu’une peur et celle-ci est en passe de se produire je le sens. Cette terreur me pénètre avec d’autant plus de force qu’aucune d’elles ne manque à l’appel. Ou presque. La journée de fête commence et la lourdeur de l’air m’ankylose aussi bien qu’elle les liquéfie, elles – qui n’ont évidemment pas la moindre idée des souffrances que j’endure, moi. Tout à l’heure pour la prière cela aura forcément empiré. Et elles, elles se prosterneront devant moi, mortifiées, ne sachant plus que faire. Je le sais je le sens. Elles ne me comprennent pas plus qu’elles ne me connaissent. Je n’ai pas le droit de les haïr pour ça, et je n’en ai pas envie. Elles m’indiffèrent.
   Là, tout de suite, je vous le dis je veux juste voir ma petite Tamise c’est tout ce que je demande. Je me fous du vent qui me fera mal et de la pluie qui me souillera. Je m’en fous. En cet instant précis je me déteste juste d’avoir autant besoin de cette fillette.
   Et puis je déteste cette place…

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11 décembre 2009 5 11 /12 /décembre /2009 02:29

CHAPITRE 3 SUITE

   C’est sous ces circonstances peu amènes que se présente donc la fête de Jûgatsu Muika ; mais encore une fois Tamise ne s’en soucie guère. Elle dévale. Elle s’agrippe. Elle se rattrape. Elle bondit rebondit. Elle s’élève. L’air et le vent la sanctifient. Elle reste quelques secondes en impesanteur. Elle redescend. Puis s’immobilise enfin, petit à petit, tout en douceur, en jolie plume virevolant vainement pour repousser un peu plus le moment où sa vie finira. Devant elle se dresse le bois noirci d’humidité de la porte de Rhône et Néva. Les serrures seules brûlent leur brillance fade, au milieu des nœuds et des veines mats et hypnotiques. Pas assez hypnotiques cependant pour empêcher la fillette de sentir une présence, maladroitement camouflée derrière le pilier à sa gauche, tout près d’elle, à l’affût et prête à bondir, exhalant l’impatience.
   Dans un frémissement soudain deux petites mains fines se posent sur les yeux de Tamise, pas surprise le moins du monde. Aussi bien que celui de sa mère ou de Clyde l’odeur du corps qui tendrement se colle au sien n’a aucun secret pour elle. C’est celle de son amoureuse bien sûr. Son épiderme réagit dans l’instant.
 « Qui c’est ? » l’haleine sucrée et les cheveux bouclés lui caressent la joue. Un court frisson de plaisir remonte le long de son échine, depuis les talons jusqu'à la nuque.
 « Bah… je sais pas en fait… Une morue ? Une truite ? Un hareng peut-être… » Tamise ne perd pas ses moyens si facilement. Un petit rire secoue le corps fluet qui l’enlace presque maintenant, mais les doigts et les paumes respirant la propreté fraîche et douce ne cèdent pas pour autant.
 « Allez c’est pas bien compliqué… » murmure la voix toujours plus proche.
 « Un indice, je veux un indice ! » lance la fillette en pouffant.
 « Pas besoin, pas besoin. Même qu’y’a deux jours tu me disais que tu n’aimais personne d’autre que moi… »
 « J’ai dit ça, moi ? » elle rougit à peine
 « Oui. Je sais que c’est pas vrai, mais ça m’a fait très plaisir quand même. T’es trop mignonne ! » Tamise sent des lèvres encore plus douces que tout le reste et le bout d’un petit nez s’attarder sur sa joue gauche. Le frisson gagne en intensité et effectue un aller-retour éclair entre le haut du dos et les orteils.
 « Ben dans ce cas, à part Guadalquivir je vois vraiment pas… »
   Néva éclate de rire, libère Tamise – Grosse andouille, va ! Tu te trouves drôle ? Ouais, carrément… - lui donne un baiser sur la bouche, ni trop long ni trop court, puis prend ses mains dans les siennes. Tamise peut de son côté enfin prendre le temps de l’admirer. Elle est radieuse. Elle ressemble à un ange. Au-delà de cette comparaison largement galvaudée il y a une certaine vérité en transparence. Néva a littéralement le physique d’un ange. Pas un de ces ridicules angelots gras et inexpressifs qu’on voit dans les livres, non, un ange comme Tamise se les figure. Grands et Beaux. Des anges qu’on reconnaîtrait même sans leurs ailes ou leur auréole. Néva a la beauté des choses qu’on regrette. C’est une enfant belle comme la nostalgie subite d’une photo oubliée et ternie par les ans, belle comme une lettre d’amour (re)trouvée par hasard au fond d’un grenier trop sec fleurant bon le temps passé, dans un livre jauni et poussiéreux, lu mille fois, soit seulement quelques fois de plus que la lettre elle-même – Tam ne peut savoir ce qu’est un grenier, mais peu lui importe -. Ceci est d’autant plus vrai aujourd’hui, où elle est habillée et coiffée pour la fête – je voulais prendre du maquillage à maman mais elle a dit non, parce que je suis trop petite -, simple et mignonne à tuer pour elle.
   Contrairement à Tamise qui s’est contentée d’un short en jean très court elle a mis une robe, courte également ; une jolie robe en lin tachetée vert pâle, plissée à l’extrémité, à taille réhaussée et au décolleté droit, avec des manches courtes légèrement bouffantes, sous laquelle elle porte un T-shirt à manches longues blanc pur coton. Ravissante. Tamise a immédiatement remarqué les petits bracelets assortis aux motifs du bord des manches ; sans parler des bottines dont elle n’aurait jamais osé rêver ou du petit sac à dos en toile dans lequel on entend le trousseau de clés tinter gaiement. Ting ting clic clic. Elle n’est pas jalouse. Il lui suffit de regarder Néva dans les yeux pour s’en persuader. De très grands yeux bleu-vert aux pupilles cerclées de bleu marine, brillants comme des saphirs. Tellement beaux que la plupart des gens ne remarquent presque plus le reste. Ce qui est diablement dommage. Mais comment pourrait-on faire autrement face à ces perles ? On dit souvent à Tamise qu’elle a de beaux yeux, mais ceux-ci ne sont clairement rien comparés aux miroirs de Néva. Tellement beaux qu’ils en font peur, parfois. Comme un puits sans fond dans lequel on aurait malgré tout une irrésistible envie de se jeter la tête la première. Le regard de Néva a la beauté du secret, l’intelligence des choses qu’on passe sous silence. Tellement beaux qu’ils en laissent même le temps de comprendre pourquoi il vaut définitivement mieux se taire.
   A part Tamise, Néva n’a aucune amie proche. Juste des connaissances. Elle n’a pas d’ennemies non plus. Trop gentille et trop humble pour ça. Mais sa supériorité physique évidente la tient à l’écart de ses camarades. Seule Tamise a réussi à passer outre ce don du ciel ; ou plutôt à l’accepter et à l’apprécier – le vénérer – comme tel. Guidée par son instinct elle s’est progressivement rapprochée de la seule habitante de l’île suceptible d’incarner à ses yeux l’ensemble complexe de tous ses fantasmes d’enfant. Sa fierté et sa jeunesse l’empêchent de le formuler franchement, mais elle est raide dingue de Néva, depuis le tout début, leur première rencontre l’année dernière. Non, ce n’a jamais été de l’amitié. Et du haut de ses 7 ans Tamise brûle et brûle encore sans savoir d’où cela vient réellement. Son monde est trop étroit, ses sens trop développés, son imaginaire trop vaste, il lui fallait un exutoire intérieur, un nid silencieux où elle enfermerait ses envies à double tour, un gigantesque jardin secret où ses pulsions lui serviraient d’échappatoire à sa souffrance cloîtrée entre le gris du béton le gris du ciel et le gris de la mer. Chez Tamise, les jours de Douleur, tout vire invariablement au Gris. Les jours de Peur c’est le Noir qui détruit et remplit son champ de vision. D’une certaine façon, le corps de Néva, et dans une moindre mesure son esprit, sont la personnification unique et toute puissante du Bleu et du Rose qui l’aident à survivre. Il paraît que c’est ça, l’amour. Ce qui est sûr c’est que même Tamise, dans l’aveuglement bouillonnant de sa prime jeunesse, se rend compte que quoi que ce soit, ce qu’elle éprouve pour son amie est trop fort ; malsain presque. Et cela empire bien entendu dès que celle-ci se trouve dans les parages, jusqu’à en devenir difficilement contrôlable lorsqu’elles sont toutes les deux en tête-à-tête. Dans ces moments-là le champ de vision de la fillette déborde de bien plus de couleurs que le Rose ou le Bleu.
 « T’es venue me chercher pour qu’on aille à la fête ensemble ? »
 « Euh… pas vraiment en fait. Maman voulait que je lui prenne son parapluie qu’elle a oublié chez vous. » Néva sourit avec tendresse.
 « Toi au moins t’es franche ! Tu vas rire, mais moi aussi Maman m’a demandé de revenir pour lui prendre son parapluie. Le jour de jûgatsu muika ! T’imagines ? » dans sa voix on discerne nettement le mélange d’embarras et de fierté qu’elle ressent envers sa mère. Le premier mouille les consonnes, la deuxième accentue les voyelles.
 « Que veux-tu on est toutes les deux des filles de vilaines mamans rebelles ! » les deux fillettes pouffent en chœur.
 « Ah, à propos de ta Maman, regarde, je voulais te montrer ça à toi la première… »
   Lentement, juste assez gênée pour garder un air de petite fille convenable, Néva lâche les mains de Tamise pour les porter au bas de sa robe, qu’elle relève sans quitter son amie du regard.
 « Tadaaa ! Qu’est-ce que t’en dis ? – demande-t-elle en riant – la mienne se débrouille pas mal non plus, non ? »
   Tamise ne répond pas, absorbée par ce qu’elle a sous les yeux, et se contente d’un hochement de tête. C’est évidemment une petite culotte doublée que porte Néva. Elle a fini par céder à la mode elle aussi. Rhône a dû lui en coudre quelques unes. Et maintenant elle tourne sur elle-même pour montrer la plus jolie pièce à son amoureuse, comme un défilé miniature rien que pour elle. Tamise a beau déjà avoir eu l’occasion de regarder Néva en maillot de bain cela lui fait l’effet d’un long électrochoc. Ca doit être le 100% coton. Elle a faim. Le petit ventre tout blanc de Néva lui donne faim. Elle a envie de mordre à pleines dents dans une de ces adorables fesses que la culotte légèrement trop petite rend encore plus appétissantes. Et par dessus tout, elle tuerait pour avoir le droit de toucher le petit bout de tissu vert assorti à la robe, elle voudrait l’empoigner le caresser, goûter la peau sentir le mystère qu’il abrite. Une nouvelle sensation à son palmarès, une sensation inconnue. C’est le corps de Néva, pas le sien. Ca doit être d’une douceur tiède à tomber par terre. Le corps de Néva est plus beau que le sien ; visiblement plus doux que le sien. Elle ne se l’explique pas mais elle le sait. Et depuis une minute maintenant la faim la tiraille. Sa gorge est sèche comme de la pierre. Elle a découvert la faim-soif, ou la soif-faim. C’est déjà ça.
 « Par contre je sais pas si les coutures vont tenir très longtemps… Tu crois que c’est bon ? »
   Tamise ne répond pas tout de suite. Juste le temps pour elle de maîtriser ses instincts, des les enfermer dans son jardin. Elle ne touchera pas. Elle ne goûtera pas non plus. Néva ne comprendrait pas. C’est vrai. Elle le sait. Elle ne veut ni lui faire peur, ni lui faire mal. Ce n’a jamais été de l’amitié. C’est autre chose.
 « Oui oui, ça ira très bien. Allez, ouvre la porte on est pressées ! » lâche-t-elle enfin, calmée. L’Instinct ne se justifie que lorsqu’on arrive à le vaincre.
 « Tu m’a même pas dit que j’étais jolie… » rétorque Néva avec une moue boudeuse.
 « Tu es très jolie Néva » Tamise se veut la plus sincère possible.
 « Merci ! – grand sourire à mettre le Ciel à genoux – Tiens, dis-moi aussi merci d’avoir eu la présence d’esprit d’attendre dehors comme une imbécile que tu viennes me chercher ici… »
 « Merci Néva – rires synchrones – maintenant ouvre la porte ou on va vraiment finir par être en retard ! »
 « S’il te plaît ? »
 « S’il te plaît! »
   A 7 ans le jeu prend différentes formes.
   Elles ouvrent les cadenas toutes les deux, trois petits coups de coude, quatre sourires, cinq chatouilles et six caresses. Finalement la crise de Tamise est passée. Elles entrent dans l’appartement. Il est propre à l’excès. Elles cherchent les parapluies et les trouvent. Interrogations sur leurs mères respectives. Chatouilles pincette un peu trop forte bouderie bisou réconciliation. Malgré le retard Tamise prend le temps d’aller faire pipi. Elle sort des cabinets et Néva prend sa place, prétextant que ça urge. Toute de bonne foi vêtue Tamise râle exprès, prétextant qu’elle ne râle jamais assez. Entre deux éclats de rire Néva demande à Tamise, depuis l’intérieur des toilettes, de bien vouloir lui accorder le droit de faire caca en passant, par précaution. Faussement furieuse Tamise lui répond qu’elle a pas intérêt parce qu’elles ont vraiment plus le temps. Faussement gênée Néva lui répond à son tour que euh, ben c’est trop tard c’est fait. Eclats de rire redoublés.
   Les deux fillettes finissent par sortir, ferment la lourde porte tant bien que mal, avec des sautillements, avec des chatouillis, puis partent enfin rejoindre Liffey à l’entrée, courant à moitié, le souffle raccourci par les éclats de rire qu’elles n’arrivent plus à contrôler. Pendant tout ce temps le ciel n’a eu de cesse de s’approcher en voleur confiant, en prédateur aguerri : lentement mais sûrement. Aujourd’hui la chasse sera bonne. Toutes les proies sont réunies autour du point d’eau. Et subrepticement les nuages prennent position. Le carnage est inévitable. En compagnie de Néva, toute fascinée qu’elle est par son amoureuse Tamise a oublié de le sentir. Ou plutôt a refusé de le sentir. Elle s’en fiche. Néva est là. Maman et Clyde seront là. C’est la fête de Jûgatsu Muika.

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4 décembre 2009 5 04 /12 /décembre /2009 01:20

INTRA     L’affaire des petites culottes compensées

   Tout a commencé avec une petite taquinerie de Clyde, ou peut-être une des questions existentielles de Tamise. Cela est en rapport direct avec la tenue vestimentaire des écolières et une description succincte devient donc nécessaire. Il y a une quinzaine d’années les matriarches ont débattu sur l’utilité ou non d’instaurer le port de l’uniforme à l’école. En ce qui concerne le fond elles ont fini par se mettre d’accord pour dire que cela ne pouvait pas faire de mal à quiconque. Ne restait plus qu’à décider de la forme. L’idée d’une quelconque blouse fut rapidement écartée, le Conseil ayant convenu du « manque esthétique flagrant » d’un tel accoutrement, même si cette solution semblait d’emblée la plus économique. Force est d’admettre que les matriarches ont en définitive été beaucoup moins regardantes qu’à l’accoutumée sur les dépenses. Dans l’île certaines ont d’ailleurs protesté que les membres du Conseil avait depuis longtemps passé l’âge de jouer à la poupée. Mais peu importait le prix, les matriarches ont considéré de leur côté que le bien-être des petites prévalait sur tout le reste ; et selon elles ce bien-être passait aussi par le besoin de se sentir jolies pour aller à l’école. Et effectivement les petites ont eu de quoi être fières. Amour, la trésorière, s’est arrangée pour se procurer on ne sait où tout un stock de vêtements qu’elle affirme encore avoir dessinés elle-même. Dans toutes les tailles et pour chaque saison – été et hiver – de modèle identique et complet des souliers au serre-tête. Petite liste descriptive de la tenue estivale, celle que porte en ce moment Tamise et ses camarades. De bas en haut :
 - Mocassins vernis noirs, très simples, languette sans décoration particulière. Très sobre mais très mignon et très luxe.
 - Fines chaussettes blanches en coton, un peu plus longues que des socquettes. Aucune décoration non plus.
 - Jupe droite bleu marine, portée plutôt bas sur la taille, jusqu’à mi-cuisses. Ce qui a coûté le plus cher. Très jolie très solide et très bien faite. Elle tombe parfaitement.
 - Ceinture assortie aux chaussures. Boucle plaquée argent dont chaque élève choisit le motif ; c’est en général la seule partie de l’uniforme que les filles conservent d’une année sur l’autre – des rallonges sont régulièrement effectuées – puis gardent en souvenir. Le reste est normalement revendu aux mères les moins fortunées pour leur permettre d’économiser sur la croissance de leur fille.
 - Chemisette blanche à manches courtes, très fine, relativement cintrée « pour que ça ait de l’allure ». Longueur moyenne. Plutôt pensée pour se porter hors de la jupe et de fait cacher la ceinture – ne pas chercher à comprendre – on y rajoute un col marin et un foulard noué de la même couleur que la jupe.
 - Serre-tête dans le même esprit que les petites ont droit de décorer comme elles le souhaitent jusqu’à leur dixième année. Possibilité de varier avec un queue de cheval ou des nattes. Les cheveux trop courts sont mal vus.
A ceci il faudra ajouter un gilet bleu clair sans manches pour l’automne et les rares journées plus fraîches. Ce n’est qu’un mois après le jûgatsu muika que les élèves sont priées de mettre leur uniforme d’hiver, juste avant que les températures chutent brusquement, comme chaque année à la même période.
   Mais hiver comme été pour que cette description soit exhaustive il faudra la compléter par l’élément au centre même de l’anecdote : les sous-vêtements, et plus particulièrement la culotte. Il faut savoir que ce drôle d’objet a toujours beaucoup intrigué Tamise. C’est gênant ça gratte ça tient chaud ça se salit vite et surtout il faut faire attention à ne pas faire pipi dedans. Qui plus est, d’un point de vue esthétique l’instrument laisse à désirer. C’est ni très grand – d’où peut-être le nom de « petite » culotte – ni collant et dans tous les cas pas vraiment seyant. Ca garde –assez logiquement c’est vrai – toujours la même structure simpliste qu’on ne sait qui essaye d’égayer avec des motifs et des couleurs censées être mignonnes ou rigolotes. On voit de tout : des blanches des roses des mauves, à pois, à cœurs ou à rayures, avec des animaux, avec un petit nœud devant – très pratique pour ne pas se tromper de sens, car oui il y en a un – ou des contours décorés sur les élastiques, voire des élastiques brodés eux-même.
   Une grande diversité qui n’a pourtant de cesse de perturber Tamise dans sa vision très pragmatique de l’outil textile. C’est quoi la finalité du truc si on doit pas le voir ? T’occupe, et enfile-moi ça vite ou j’me fâche ! Mais les menaces n’ont jamais fait dévier Tamise de sa trajectoire – qui est la bonne puisque c’est la sienne -, elle est têtue comme dix saumons et prend un malin plaisir à les passer outre tant qu’on ne lui a pas expliqué clairement le pourquoi du comment. Liffey et Clyde ont donc dû agir. Au cours d’une discussion entre six yeux cette dernière a fini par convaincre la petite, à force de ruse et d’humour. Elle a commencé par lui avouer que la culotte en elle-même servait avant tout de « cache-sexe ». Tam connaissait déjà le mot. Elle réfléchit une poignée de secondes puis un rien provocatrice dans l’attitude tira sa jupe, fit mine de s’observer l’entrejambes – sous les yeux plus éberlués que véritablement choqués de ses deux mamans – avant de relever la tête et rétorquer avec un sourire malicieux qu’elle trouvait sa poupoune très mignonne comme ça et qu’elle ne voyait pas pourquoi elle devrait la cacher. Elle faisait semblant de ne pas comprendre les raisons qui font que malgré la grande largesse d’esprit des habitantes de l’île – au moins par rapport à la nudité - aucune d’entre elles ne semblaient apprécier à sa juste valeur la vision d’une petite fille se baladant les fesses et le minou à l’air. Et ce, notamment pendant les descentes acrobatiques des bâtiments – en jupe rappelons-le – où il n’est effectivement pas simple de cacher le fait qu’on a précisément rien à cacher.
   En résumé tout le monde, après avoir été amusé par la fantaisie de la chose et son côté mignon tout plein d’innocence, commença à se lasser de subir chaque jour l’anatomie intime de Tamise. Parmi ses copines aucune n’osa l’imiter et certaines lui firent même des réflexions rapportées de leurs mères. Comme quoi une jeune fille « comme il faut » - notez l’expression ridicule – devait porter une culotte, du matin jusqu’au soir. De son côté Liffey commença à en avoir assez quand on s’est mis – sans aucun tact – à lui faire comprendre qu’on trouvait que sa petite manquait d’éducation, mais c’est l’hypocrisie quasi-générale – de rigueur – qui acheva de l’exaspérer le jour où elle eut vent des bruits qui couraient sur son propre compte. Dans son dos certaines – dont nous tairons les noms ; pour l’instant – la traitaient tout bonnement de mauvaise mère. Insulte suprême s’il en est. Liffey aurait tout à fait pu mettre un terme aux commérages par des moyens peu diplomatiques – ses poings ses pieds ses coudes son front ou ses genoux – avec d’autant plus d’assurance qu’elle savait Clyde de son côté, mais elle préféra cette fois tenter une approche – et si possible une revanche – plus en finesse. Raison pour laquelle Clyde et elle ont décidé d’instruire Tamise sur ces questions d’ordre principal. Mais à défaut d’instruction les deux femmes se sont vite trouvées nez au mur des convictions de leur fille. Clyde réussit néanmoins – éclair de génie comme il lui arrive souvent d’en avoir – à s’introduire dans les lignes de défense de la petite avec un meilleur angle de pénétration.
   Extrait de ce moment d’anthologie coincé dans un quotidien d’une banalité par définition écrasante :
 « Je comprends bien tes arguments, Tam, et un peu plus et tu réussirais presque à me convaincre ; mais je crois qu’on t’a pas tout dit et qu’il y a une chose que tu sais pas encore… » silence placé comme sur une partition
 « Ah bon ? Et c’est quoi alors ? » à sept ans, Tamise ne peut résister à ce genre de carotte
 « Non non, en fait ça sert à rien que je te le dise tu changeras pas d’avis, de toute façon… » Clyde, impassible tel un congélateur vide, boit deux trois gorgées de son jus d’orange sous le regard intrigué de la petite, et aussi celui de Liffey qui se demande ce qu’elle va bien pouvoir encore inventer comme thonerie.
 « Allez, dis-moi ! Ca m’intéresse ! »
 « Non, j’ai plus envie… »
 « Allez, te fais pas prier ! » Tam perd déjà patience
 « J’ai dit non » Clyde a du mal à réprimer un sourire
 « Allez, quoi ! »
 « Insiste pas. Tu demanderas à ta mère une autre fois. » Liffey ouvre de grands yeux rieurs
 « Faudrait déjà que je sache de quoi tu parles… »
 « Non, pas maman, elle est nulle elle sait jamais rien – gros bisou rapide à Liffey déjà vexée, assise à côté d’elle à la table – Pardon maman tu sais que c’est pas du tout ce que je voulais dire – elle se tourne de nouveau vers Clyde, presque suppliante – Alleeeeez, s’il te plaît Clyde je veux savoir ! Et tu vois ce que tu me fais dire ? Maman est fâchée maintenant… »
 « Bon… d’accord… - petit soupir reconnaissant de Tamise, regard curieux de Liffey, et silence dramatique calculé de main de maître par une Clyde sûre de son effet – En fait ça concerne ta santé… »
 « … Ma santé ? »
 « Oui. C’est très dangereux de ne pas porter de culotte. »
 « Dangereux ? Pourquoi ? »
 « Eh bien… Tu aimes plonger entre les barres d’immeubles, pas vrai ? »
 « Oui, j’adore ça, même. Où est le problème ? » Tamise ne voit pas où veut en venir sa deuxième maman, et Liffey non plus d’ailleurs.
 « J’y viens… Tu ne dois pas être sans savoir que quand tu plonges tu es soumise à de très forts frottements avec l’air, à des pressions beaucoup plus importantes que la normale… »
 « Ben ouais, et alors, pour moi ça fait partie du plaisir de plonger, je crois… »
 « J’en doute pas j’en doute pas… Quand tu plonges tu fermes la bouche, non ? »
 « Ben si, sinon j’avale trop d’air et ça me rend malade… »
 « On est bien d’accord… - Liffey laisse échapper un petit rire, elle comprend enfin la blague. Sa fille lui jette un coup d’œil soupçonneux – A ton avis, à quel moment du plongeon tu atteins ta vitesse maximale ? »
 « Juste avant de m’accrocher au fil, c’est logique… - elle s’arrête deux secondes – mais ça veut dire quoi tout ça, j’en ai marre ! » Tamise s’énerve un peu.
 « J’y viens je t’ai dit !
 « Bon ben vas-y alors ! J’ai vraiment l’impression que vous vous fichez de moi… » coupe la petite de plus en plus irritée
 « Mais pas du tout, ma puce, pas du tout… » la rassure Liffey, avec tout le sérieux dont une mère doit savoir faire preuve aux moments cruciaux.
 «  Je continue. Quand tu t’agrippes au câble, tu change de sens, pas vrai ? Tu avais la tête en bas, et tu te retrouves la tête en haut. A ce moment précis, quelle est la partie de ton corps la plus exposée à ces courants d’air ? »
 « Je vois pas… » Tamise, qui finit par saisir ce que Clyde essaie de lui faire comprendre, devient soudain plus inquiète qu’énervée.
 « Réfléchis un peu ! On est en train de parler de culottes ! » Clyde la bouscule exprès.
 « Tu veux parler de ma… poupoune ? » l’inquiétude grandit dans les yeux de la petite fille.
 « Eh ben tu vois, quand tu veux ! Appelle-le comme tu veux, mais ton minou est mis à rude épreuve, crois-moi ! »
 « Mais euh… la poupoune c’est pas une bouche, c’est fermé, euh… ça s’ouvre pas… c’est… hermétique ! » elle a trouvé le mot qu’elle cherchait.
 « Hermétique ? Tu rigoles ? Tu crois que ça résiste aux courants d’air ? »
 « Euh… » Tamise est un peu perdue
 « Ecoute-moi bien je vais t’expliquer quelque chose de très important. Ta poupoune comme tu dis est loin d’être hermétique. Comment tu ferais pipi, sinon ? – Tamise ne peut qu’acquiescer, toute penaude – Et quand tu plonges, ça veut dire que l’air peut rentrer aussi. C’est rare, mais imagine qu’un jour cet air remonte plus haut, dans ton ventre… Eh ben crois-le ou non, mais tu deviendras aussi énorme que la grosse Tibre ! »
   Le choc. Presque bouche bée Tamise resta un long moment sonnée, incapable d’articuler le moindre son. Tibre est la seule habitante de l’île à avoir été rayée des listes maternelles pour « excès pondéral ». Dans son cas il conviendrait mieux d’appeler ça « obésité » mais on a pensé que ça ne ferait que l’isoler encore plus. Elle possède notamment un ventre énorme qui – Clyde le sait bien – terrifie littéralement Tamise, la fillette n’arrivant pas à comprendre où et comment ce bide monstrueux, ce pouf tellement gras qu’il en prenait un aspect mi-liquide visqueux saturé d’huile mi-terreau de mauvaise qualité avait pu trouver les quantités suffisantes pour satisfaire son appétit visiblement insatiable. La vérité est que Tibre utilise l’écrasante majorité de ses revenus pour racheter les tickets de rationnement des moins gourmandes, en particulier ceux destinés à l’achat de boissons sucrées, extrêmement recherchés. Elle en a les moyens, elle occupe un poste important : c’est elle qui gère l’ensemble de la production de l’usine 8, usine où travaille d’ailleurs Liffey. Raison pour laquelle cette dernière à l’habitude de dire qu’elle a pour patronne une baleine, ne serait-ce que pour faire un peu rire sa fille qui adore ce genre de blagues.
   Mais ne nous écartons pas du sujet, cette fois-là Tamise ne rit pas du tout. Elle garda le silence inquiet des jours graves, puis parvint enfin à demander ce qu’on pouvait faire pour éviter une telle abomination. Ses deux mamans lui répondirent d’un ton rassurant – mais avec de plus en plus de mal à ne pas se marrer comme des… baleines – qu’elle n’aurait rien à craindre pour sa poupoune et son ventre si elle consentait à mettre ces fameuses culottes. De leurs tissu elles la protègeraient contre tous les courants d’air et autres bourrasques de vent possibles et imaginables. Tamise se laissa ainsi convaincre et décida de mettre en pratique ce conseil dès le lendemain. Ce qui fut fait.
   L’histoire aurait pu s’arrêter là que ça n’aurait – on s’en doute – absolument pas dérangé Clyde et Liffey… mais ç’aurait bien entendu été sans compter sur « l’imagination débridée » de leur fille, qui prit en définitive l’affaire comme n’importe quelle petite de sept ans qui se respecte, c’est-à-dire très très au sérieux.
   Ce n’est pas le lendemain, mais le jour d’après que Tam est revenue à la charge. Il n’est à proprement parler pas nécessaire de préciser que lorsqu’elle a remis ladite « affaire » sur le tapis Liffey ne se souvenait plus de quoi il s’agissait. Belle preuve de la différence de sélection dans la mémoire sélective entre les adultes et les enfants. Le temps que la jeune femme se rappelle exactement les tenants et aboutissants de la plaisanterie de laquelle avait découlé la panique de sa fille, Tamise était déjà en train de lui faire part – avec moult exemples en main – de son inquiétude quant à la solidité et à l’imperméabilité à l’air de ses culottes qu’elle n’avait quasiment jamais portées avant ce funeste jour de printemps. Tout en maudissant Clyde intérieurement Liffey s’inquiéta à sa son tour de savoir Tamise si inquiète. Inquiète au point de l’avoir gardé pour elle sans rien en dire à ses copines. Elle eut beau faire de son mieux pour apaiser les craintes de sa petite, lui dire que ses culottes étaient parfaites, celle-ci commença à sangloter qu’elle préfèrerait mourir plutôt que de ressembler à Tibre et qu’il fallait donc qu’elle se résigne à abandonner le plongeon. Consternée, Liffey réfléchit un instant et proposa à Tam – idée lumineuse – de renforcer ses sous-vêtements avec un deuxième bout de tissu cousu à l’endroit stratégique. Elle n’aurait ainsi vraiment plus aucune raison d’avoir peur des coups de vent surprise. Tamise fut de suite ravie au plus haut point de la trouvaille de sa maman et lui demanda des détails – mais dis, comment tu vas faire ? Très simple ; tu vois qui c’est, Elbe, la repriseuse ? Oui. Eh ben c’est une bonne amie à moi, elle me donnera ses chutes, et… ses chutes ? Elle a des fuites ? Mais non bécasse ses chutes de tissu ! Et avec ça je vais te faire les plus jolies culottes sécurisées que tu as jamais vues ! Ouaaais ! Merci maman ! - ; elle lui sauta au cou et l’embrassa comme si elle voulait l’étouffer de sa reconnaissance. Le soir même elles se rendirent ensemble chez Elbe qui ne posa pas de questions, s’imaginant sans doute que des restes de tissu constituaient un excellent moyen de divertir la petite. Tamise se montra cependant relativement regardante par rapport aux couleurs et aux motifs. Elbe fut impressionnée par les goûts très arrêtés de la fillette et affirma qu’elle n’aurait pas mieux choisi elle-même, ce qui rendit Tamise très fière. Elbe a la réputation d’être une connaisseuse – son métier de couturière lui colle à la peau, bien qu’elle se plaigne souvent de ne passer son temps qu’à repriser, faute de commandes – et ses opinions dans le domaine font autorité sur l’île. Raison pour laquelle, entre parenthèses, Amour la trésorière soi-disant styliste et elle s’entendent comme du poisson pourri. Quoi qu’il en soit, tout ceci aurait dû mettre fin une bonne fois pour toutes à cette histoire sans queue ni tête de poupoune enrhumée… Mais il était impensable que Tamise, vaincue de la sorte, se rende sans baroud d’honneur.
   Car lorsque l’inquiétude disparaît Tamise retrouve en général sa langue, et cela s’est traduit ici le jour suivant par un (très) court défilé improvisé devant les copines sidérées. En jeune fille qui ne perd jamais une seconde quand il s’agit de tester une nouveauté, Tam a immédiatement adopté une des culottes que Liffey lui avait confectionné avant de se coucher. Il fallut bien moins d’une semaine pour que toute l’île entende parler de cette nouvelle mode des « culottes compensées » et à peu près autant de temps pour découvrir qui en était à l’origine. Toutes les écolières tannèrent en chœur leurs mères pour que celles-ci leur cousent le petit plus qui fait la différence. Elbe, déjà débordée par la demande, fut très rapidement à cours de chute et se frotta les mains quand les mamans, un tantinet exaspérées – on compatira – par les insistances ultrasoniques de leurs filles se résignèrent à acheter les morceaux de tissus nécessaires à la création de ces dessous que tout le monde s’arrache.
   Quelques complications ont survenu lorsque le nom de Tibre fut lâché sur la masse étroite des galeries extérieures. Sans surprise il a fini par échouer aux orifices auditifs de la principale intéressée qui, contre toute attente, se montra prompte à réagir et se transporta – c’est le mot – elle et ses confortables réserves lipidiques directement chez Liffey pour exprimer en termes pas vraiment mielleux son légitime mécontentement. A priori instoppable son élan s’est vu pourtant freiné par un argument d’un poids encore plus grand. Liffey ne tenait pas à laisser entrer chez elle la furie éléphantesque qui lui servait de patronne et la retint sur le palier tout le temps que dura le plaidoyer. Entre les barrissements elle put saisir que ce qui choquait le plus Tibre, c’était pas qu’on remette ses kilos en trop sur le tapis, non, elle voulait juste faire sa fête à celle qui s’est permis de lancer cette rumeur qu’elle porterait pas de culotte. C’est un monde, quand même ! Alors que je me démène tous les jours pour en trouver à ma taille blablabla. Si Liffey ne l’avait pas sue complètement dénuée d’humour elle aurait pu éviter de se forcer à ne pas éclater de rire. Et vu la rougeur granuleuse du visage de son interlocutrice il est clair qu’on ne peut que confirmer son absence totale d’envie de plaisanter. On peut aussi préciser qu’elle arbore en fait toujours cet espèce d’amas écarlate et rugueux dont seul le nez saillant permet qu’on l’identifie comme un visage ou quelque chose d’apparenté. Mais elle se calma d’un seul coup lorsqu’elle aperçut à la dérobée par dessus l’épaule de Liffey Clyde, assise à la table basse, l’air placide, en train de siroter silencieusement un jus de pomme. Placide mais aux aguets, et prête à « répondre » si le besoin se fait sentir. Tibre le sait et n’a aucune envie qu’elle lui rappelle.
   Si Clyde n’a pas d’ennemies, il ne faut pas en conclure trop hâtivement que c’est que tout le monde l’aime, car la vérité n’est pas si idyllique : Clyde n’a pas d’ennemies parce que celles qui se sont présentées comme telles ont toutes passé un sale quart d’heure. D’ailleurs Liffey apprendra plus tard que Tibre était venue chez elle avec en tête l’idée rassurante que Clyde et elle avait rompu. Dommage pour elle à l’époque c’était déjà plus ou moins vrai. Les deux jeunes femmes avaient décidé de se séparer il y a de ça quelques semaines, mais tenaient absolument à maintenir au mieux le fragile équilibre sur lequel repose l’éducation de leur fille. Pour rien au monde elles n’auraient fait souffrir la petite. Clyde continuait donc de passer la voir tous les jours ou presque et restait souvent pour le dîner. Parfois elle couchait Tamise et attendait que celle-ci s’endorme avant de partir. Parfois encore elle s’attardait un peu pour n’avoir Liffey que pour elle. Et parfois même Liffey et elle faisaient l’amour ; soit dans la douceur aphone de la chambre qui leur semblait ouverte sur un ciel rythmé par les étoiles, soit avec la rage sourde de ces couples qui savent que demain n’est pas à eux. De toute façon t’as jamais voulu qu’on vive ensemble… Toi non plus, alors recommence pas…
   Sans se faire plus attendre, lentement Clyde se leva, avança vers la porte avec sa nonchalance habituelle, son verre toujours à la main – Lili tu peux faire à manger ? J’ai faim et Tam va pas tarder –, et prit la place de Liffey sur le palier, décontractée jusqu’à l’arrogance, comme si le pachydermique amas adipeux qui se tenait devant elle ne méritait pas d’existence. Elle ne l’a pas regardé une seule fois, aussi difficile que cela puisse paraître d’éviter ce tas posé là comme une bouse bien consistante. Silence. Gorgée. Tibre réussit à dire un mot. Elle a l’air d’un gros intestin atteint de constipation séculaire. – Alors… Alors c’est toi ! – gorgée. Soupir – C’est moi quoi ? C’est… C’est toi qui a lancé cette histoire… - la sueur perle pitoyablement sur les contours de l’orifice buccal – Ouais. Tu m’en vois confuse. – Regard Pleine Face. Enfin. Assurément dangereux. La graisse s’en rend compte et s’enfuie – ça se passera pas comme ça ! J’te l’promets Clyde, tu perds rien pour attendre ! Et ta copine aussi ! – Sourire En Coin. Carnassier – Mais oui mais oui vas-y, dis-moi que t’as l’bras long ça m’fait toujours marrer ! Faudrait déjà que t’arrives à mettre tes mains dans tes poches, Ha !
   C’est Tamise qui a bien ri quand Clyde lui a raconté l’événement. Liffey était pour sa part très inquiète de la tournure que cette histoire prenait et avait sans oser l’avouer assez peur des représailles possibles de Tibre. Représailles qui a ce jour n’ont pas eu lieu. Paradoxalement il semble que ce soit à la fois par manque et par excès de lâcheté que Tibre ne s’en est pas prise à Liffey à l’usine. Elle n’est pas lâche car bien qu’elle la déteste, elle ne s’attaquerait pas à Liffey, sa subordonnée en position de faiblesse, alors que celle-ci n’a rien à voir – du moins c’est ce que son cortex cérébral d’huître lui laisse croire – dans cette affaire. Elle est très lâche car dans tous les cas elle sait parfaitement que s’il arrivait quoi que ce soit à Liffey Clyde lui tomberait dessus à bras plus raccourcis que les siens. Quel que soit le prix à payer pour s’être fait justice soi-même.

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25 novembre 2009 3 25 /11 /novembre /2009 07:17
CHAPITRE 3



   Lorsqu’elles sortent de chez elles, avant même qu’elles ne soient réveillées par les courants d’air ascendants entre les étages, la seule vue qui s’offre à Liffey et Tamise est celle de mâchoires inférieures rectilignes aux dents ultra-régulièrement cariées. Les locataires d’en face ont été les premières à bénéficier du budget (enfin) alloué à la rénovation des bâtiments. Elles se sont immédiatement mises à repeindre les façades en blanc – ce qui ne constituait a priori pas une mauvaise idée en soi – et force est de constater que ce serait presque agréable à regarder si elles n’avaient pas laissé volontairement les portes telles quelles. Il paraît que ç’aurait coûté trop cher. Voilà pourquoi le blanc immaculé alterne avec le bois noueux des portes qui faute de moyens ne seront pas refaites avant deux ans au moins.
   Tout cela importe pourtant peu un si beau jour de fête et en attendant sa mère qui se prépare à l’intérieur Tamise s’amuse à compter les caries une à une, sagement assise sur la balustrade. « Il faudrait qu’il pense à se brosser les dents un peu plus souvent, le bâtiment C, il doit avoir très mal, là… ». La plaisanterie la fait sourire à moitié. Elle continue de se perdre intérieurement pendant une minute ou deux, peut-être trois. Loin au dessus de sa tête et du béton les nuages se déplacent dans un mouvement de translation assez imparfait pour en devenir fascinant. Elle finit par questionner Liffey, enfin prête, au moment où celle-ci ferme la porte.
 « Maman, comment ça s’appelle, le dentiste pour les bâtiments ? »
 « Le dentiste pour les bâtiments ?? Qu’est-ce que tu racontes encore !? » répond la jeune femme, passablement agacée de se battre avec les dernières serrures.
 « Ben, oui, viens voir, il a plein de caries, le pauvre… » la petite montre avec un certain sérieux les portes de chaque appartement, réglées comme un mètre à mesurer. Liffey reste perplexe un instant puis se met à rire sous le regard interrogateur de sa fille.
 « Franchement ma puce, je sais pas où tu vas chercher tout ça, t’as vraiment une imagination débridée… » elle dit débridée et pas débordante ; le mot lui paraît plus approprié.
 « C’est pas mon imagination… Dans le livre que j’ai lu hier soir il y avait des images avec une sorte de… chat je crois. Il était très gros avec des dents très blanches et il souriait tout le temps. Je me suis dit que c’est bien de faire attention à se brosser les dents tous les jours c’est plus joli – Liffey écoute Tam sans l’interrompre, se rappelant l’importance d’une belle dentition pour toutes les habitantes de l’île, surtout les plus jeunes – A part ça j’ai pas compris grand chose à ce qui avait écrit, c’est une langue bizarre je sais pas pourquoi Clyde m’a offert ça… Mais sinon c’est vrai que j’ai beaucoup aimé c’est un très beau livre, le papier est très doux au toucher et en plus il sent super bon… »
   Tamise s’est retournée sans finir sa phrase et observe maintenant le petit bout de ciel silencieux dans lequel quelques nuages pèlerins ont fait leur apparition depuis le matin. Liffey, dans son dos, la serre dans ses bras et lui donne un baiser, caresse sa tête et pose doucement la sienne sur son épaule droite.
 « Toi aussi tu sens bon ma puce… » dit-elle à voix basse ; l’odeur douce et fraîche de sa fille la soulage comme la Panacée universelle, une sorte de drogue originelle et bienfaitrice.
   Avec la puberté arrive la puanteur. Quoi qu’elles fassent les jeunes filles sentent immanquablement mauvais, ou du moins, toutes les senteurs subtiles qu’elles seront susceptibles de dégager ne seront en fait qu’artificielles ; un moyen comme un autre de masquer le fait indéniable qu’elles fouettent. Un cache-misère en somme.
   Mais une enfant…
   Sucre et épices, ma fille est un pain d’épices ! Non, mieux, un chou à la crème !
 « Ben c’est normal, je sors du bain et je me suis shampouiné deux fois la tête dans tous les sens… » répond la petite, absente ; aspirée et entraînée par les nuages dans leur trajet défini comme le serait celui d’une rivière gigantesque. Ils forment une mousse portée aux confins de l’univers par l’eau du bain céleste.
 « Mais c’est qu’on en mangerait ! » lance Liffey, touchée par l’innocente et imparable logique de sa progéniture. Tamise sort de sa rêverie en poussant de petits cris rieurs parce que sa mère se met à la chatouiller.
 « Arrête arrête, je vais tomber ! Et pis de dos c’est pas du jeu ! »
   Liffey obéit et intriguée par ce que sa fille fixe avec autant d’attention lève les yeux à son tour. Toutes les deux restent un instant sans rien dire à regarder dans la même direction, leurs profils entremêlés faisant écho l’un à l’autre dans le silence-miroir que viennent effleurer les longues boucles de rumeur échappées de la place centrale, avant que l’ensemble étroitement harmonieux ne se dissolve dans les courants d’air stoïques qui peuplent les couloirs extérieurs.
   Tout d’un coup le bout de ciel s’agite, se calme s’agite à nouveau puis tombe un grand coup sur le béton en tirant avec lui les nuages.
 « Tu crois qu’il va pleuvoir ? »
 « Ca serait bien la première fois le jour de Jûgatsu Muika… On a eu de la chance chaque année jusqu’ici je vois pas pourquoi ça durerait pas. » Liffey veut plus se rassurer elle-même qu’autre chose.
 « J’aime bien la pluie, moi… » murmure Tamise
 « Je sais, mon ange, je sais, mais je t’ai déjà raconté l’histoire je crois… »
 « Oui »
 « Alors même si toi et moi on croit pas à toutes ces bêtises, il faut rien dire, surtout ne pas se moquer des autres et rester gentille, d’accord ? »
 « D’accord… – la petite réfléchit sept secondes, l’air si pensif qu’on pourrait imaginer qu’elle essaye de résumer le monde en une seule phrase, puis se retourne une nouvelle fois sur sa maman, son visage emprunt d’une mélancolie trop évidente pour son âge – Mais alors je peux plus dire que j’aime la pluie ? Ca choque ? C’est choquant ? »
 « Bien sûr que si tu as le droit de dire que tu aimes la pluie, mais il faut que tu comprennes que tes copines, par exemple, ou même leurs mères puissent avoir peur, surtout aujourd’hui… »
 « Est-ce que c’est ça, la superstition ? » coupe Tamise, concernée
 « Exactement. » confirme Liffey,  surprise qu’elle connaisse ce mot
 « C’est nul ! » proteste la fillette
 « Si tu dis ça, tu deviens intolérante… »
 « Intolérante ? »
 « Oui. »
 « C’est quoi ? »
 « Eh ben… c’est assez compliqué je t’expliquerai une autre fois… » répond Liffey après quelques hésitations, assez embêtée. Elle considère que ce n’est pas encore le jour pour faire comprendre à sa fille que l’intolérance qu’elle croît ne pas connaître est en vérité à la source de toutes les causes de sa claustration sur l’île.
 « Tu dis ça à chaque fois et après tu oublies… » rétorque l’enfant avec une moue boudeuse.
 « Là, tu exagères, on parle beaucoup toutes les deux. Non ? »
 « C’est vrai, mais… »
 « Et de mon côté je te raconte plein de choses, pas vrai ? » continue Liffey
 « Je vois pas le rapport… » répond Tamise, douteuse
 « Y’en a un pourtant » assure la grande, légèrement mal à l’aise.
 « Ah bon ? Lequel ? » le doute se transforme vite en soupçon amusé. Liffey réalise alors que sa fille est moins crédule, qu’elle se laisse moins facilement diriger qu’il y a quelques mois à peine. Une fierté certaine lui emplit la poitrine.
   Soudain un souffle traverse l’espace et les nuages se rapprochent à nouveau de plusieurs kilomètres, encore plus pesants, encore plus gris. Liffey saisit l’occasion au vol pour revenir à un sujet moins épineux ; moins fatiguant, aussi.
 « Tu sens ça ? C’est vraiment impressionnant de voir le temps changer aussi vite, tu trouves pas ? »
 « Non. C’est pour ça que je t’ai demandé pour la pluie. On dirait que j’ai plus l’habitude que toi… »
 « Sûrement, mon ange, sûrement… » elle n’a pas envie de lui répéter encore une fois que contrairement à elle, elle n’est pas née sur l’île.
 « Bon, qu’est-ce qu’on fait, alors ? » interroge Tamise, déjà plus loin.
 « Ce qu’on a prévu. Les autres doivent être agitées comme des puces à l’heure qu’il est, je suis sûre qu’elles sont mortifiées à l’idée qu’un orage puisse éclater… je les connais… Mais avant, tu peux me rendre un service ? Va chercher mon parapluie chez Rhône je l’ai oublié l’autre nu… euh l’autre jour. Je t’attends à l’entrée. »
 « D’accord. Mais je croyais qu’il fallait pas se moquer des autres… On nous a dit qu’il ne faut jamais apporter de parapluie pour Jûgatsu Muika parce que ça porte malheur. »
 « C’est vrai. Mais tu vois, là, ta mère est vilaine et elle s’en moque. Question pratique. Je suis déjà malade je veux pas être trempée s’il se met à tomber des anguilles. Et si les autres le prennent mal tant pis pour elles ! » sourire complice
 « Maman t’es qu’une grosse vilaine ! – pouffe la fillette – T’es sûre qu’il est là-bas, au moins ? »
 « Je crois, oui… Allez vas-y vite. » Liffey lui donne une petite bise en remerciement et s’éloigne d’un pas assuré, emportant avec elle l’odeur quasi-matérielle de sa fille devenue effluves éthérées tournoyant au gré des dépressions engendrées par chacun de ses mouvements.
   Tamise restée seule baisse pour la première fois les yeux sur le vide syncopé qui plane devant elle. Ses pieds pendent à environ cinquante mètres du sol grossièrement « carrelé » de grandes plaques de béton goudronneux qui depuis l’endroit où elle se trouve lui font penser à de maladroits mélanges congelés de bouillie avariée accolés à la va comme j’te pousse. Beurk c’est vrai que j’ai des idées bizarres dans la tête… l’avantage c’est que maintenant j’ai beaucoup moins faim. Un nouveau long souffle ascendant lui rappelle ce qu’elle a à faire, charriant cette fois un complexe parfum iodé de marée en stagnation artificielle. Elles ont encore oublié d’ouvrir les vannes il faudra que je leur dise ; mais pour l’instant…
   A ce stade la petite a un choix important et difficile à « décisionner ». Difficile parce qu’elle aime autant l’une et l’autre des possibilités qui s’ouvrent à elle. La bascule arrière est vraiment grisante mais un peu dangereuse. La dernière fois elle s’est cogné la tête et Clyde en a profité pour se moquer de sa grosse bosse. Le plongeon avec appui avant a le mérite d’être plus sûr et encore plus impressionnant. Dans le cas, bien entendu, où il y a des spectateurs. Aujourd’hui on est très en retard, y’a plus personne et c’est vraiment pas le moment de me faire un zbeunk, donc allez j’arrête de traîner maman va m’attendre.
   Tamise pose ses pieds à plat sur le muret de la balustrade et dans un mouvement lent et précis laisse glisser ses cuisses nues sur le bord de la rampe, le contact lui plaît elle le connaît bien. Mais elle aime encore plus l’instant où sa peau se détache de l’aluminium froid en toute saison ; cela indique à son cerveau que le décollage est imminent. Elle bascule complètement en avant. Il ne lui reste plus qu’à déterminer le meilleur dixième de seconde. Appuyer un grand coup sur le mur avec les jambes. Surtout ne pas frapper, ni taper ; ça ne sert à rien, ça fait mal et on perd au moins la moitié de la puissance. Tout le secret consiste à garder les pieds parfaitement collés contre le muret jusqu’au tout dernier moment. Et puis c’est l’envol, l’exaltant saut de l’ange entre les mâchoires.
   C’est pour ainsi dire la seule activité physique à laquelle Tamise s’adonne avec joie. Le plongeon reste un sport réservé aux petites, principalement parce que les appuis et surtout les récepteurs ne sont pas assez solides pour supporter le poids d’une adulte. Tamise le sait et elle en profite dès qu’elle en a l’occasion, c’est-à-dire au moins deux fois par jour. Elle adore ça. Personne sur l’île ne descend les immeubles plus vite qu’elle. Elle connaît notamment par cœur tous les circuits possibles entre le bâtiment B et le C.
   Tamise aime par dessus tout avoir la tête en bas, sentir le vent lui filer le long du visage et ses vêtements claquer sur sa peau, même si cela ne dure que quelques secondes. Elle peut alors s’oublier à cette gravité – nouveau mot de la liste du mois dernier – qui la fascine tant. Lancer une pierre en l’air et se demander pourquoi elle retombe c’est passionnant et ça coûte pas un rond. Certes si cela n’apporte en vérité pas réellement de réponses précises, on y trouve néanmoins des pistes à explorer. Et au bout de l’une d’elle on comprend qu’il faut finir par se jeter soi-même dans le vide. Et puis on passe à l’acte. Et on se rend compte du plaisir incommensurable que cela procure, plaisir toujours renouvelé, état de félicité supérieure aux taux d’accoutumance diaboliquement élevé. Il suffit d’y goûter pour devenir accro. Une sorte de jouissance absolue pourrait-on dire ; mais Tamise ne connaît pas ce vocabulaire, et il est par sa définition de toute façon très éloigné de ce qu’elle ressent tandis qu’elle fend de son petit corps frêle l’air vicié du puits rectangulaire qui se forme autour d’elle. Ce sont les adultes qui ont perverti à jamais la notion de plaisir, certainement pas les enfants.
   Tamise se contrefiche des adultes, de l’île, de la puanteur chronique ; elle chute avec délectation au milieu des myriades de particules d’air qui la caressent et l’anesthésie violemment. Tellement violemment que d’autres idées d’un tout autre ordre lui embrume parfois l’esprit. Comme s’il ne valait pas mieux se décider un jour à ne plus penser à rien, à se laisser tomber jusqu’au fond. Juste histoire de prolonger l’amnésie. Juste histoire de mourir un peu, pour voir…
   Mais le voyage vers l’au-delà semble de ceux dont on ne revient pas comme on revient de l’école. Encore une petite chose utile que Tamise a bien comprise pour à chaque fois se forcer à ouvrir les yeux à temps et attraper le câble tendu entre le dixième étage du danchi B et le huitième du danchi C. Le choc est rude pour ses bras filiformes, comme toujours, mais comme toujours elle ne se laisse pas démonter et s’agrippe posément, au moins assez pour éviter de lâcher prise au moment où la tension se fait la plus forte. Le fil est relativement élastique, elle descend jusqu’au cinquième. Puis elle se met à remonter et se sert de l’élan pour se propulser sur un des blocs bancals qui forment des sortes de plates-formes étroites entre le vide et les rampes de protection. Contrairement aux apparences l’opération est beaucoup plus périlleuse que le saut en lui-même. Surtout ne pas se déconcentrer. On ne compte plus le nombre de « grosses frayeurs » que les petites et les moins petites se sont payées à sentir le sol céder d’une bonne dizaine de centimètres sous leurs pieds, ou à se cramponner in extremis à la barrière parce que les même pieds ont malencontreusement dérapé. Il faut cependant préciser qu’exceptés les bobos de rigueur, il n’y a jamais eu à déplorer d’accident mortel. Sauf un. Une fille qui s’appelait Bérézina. Cela remonte aux environs de la naissance de Tamise.
   Tout le monde s’accorde à dire que ç’a été un drame, mais personne ne manque de rajouter que la jeunette n’était pas une lumière. On l’a retrouvée au milieu des plaques de béton avarié, sur le ventre, l’œil ouvert, la colonne vertébrale brisée en angle obtus au niveau des reins et du sang en quantité raisonnable s’épanchant par le nez les oreilles et la bouche, son corps tordu dans une configuration presque douloureuse à voir, les bras artificiellement ballants, ses vêtements trempés d’urine rougeâtre. Mais plus que les relents excrémentiels et sanguins il paraît qu’on sentait surtout sa peau encore suintante d’adrénaline. Ce qui a fait dire aux matriarches qu’elle est morte sur le coup, sans souffrir mais en pleine peur, en se rompant le dos sur le câble à l’époque beaucoup moins élastique puisqu’il s’agissait d’une planche métallique plantée on ne sait comment entre les septièmes étages. Le câble dont se servent maintenant les petites a été installé après, et si la planche métallique existe toujours, elle n’est pour sa part plus utilisée que comme appui pour revenir aux étages inférieurs du danchi B. Les matriarches ont statué encore pendant quelques heures sur les circonstances de l’accident et sont parvenues à la conclusion unanime que Bérézina était morte parce qu’elle avait commis la deuxième erreur la plus fréquente chez la débutante après le plat : le retourné. Ayant pris un mauvais élan elle s’est très vite vue basculer vers l’avant, jusqu’à se retrouver complètement dos au vide, avant que ce même dos ne percute de plein fouet la planche dans un angle droit parfait et ne rebondisse mollement pour s’écraser non moins pitoyablement sur la bouillie congelée, tout ceci sans oublier auparavant de se retourner une dernière fois, dans un mouvement tout à fait logique pour qui n’est pas étranger à la mécanique des forces.
   La mère de la victime, Congo, a malgré tout bien été soutenue dans son malheur par ses amies. Aujourd’hui elle a fait son deuil mais continue de sermonner les petites insouciantes et de s’énerver quand on lui dit qu’il est hors-de-question de priver celles qui en ont envie du seul divertissement que peuvent offrir ces blocs miteux. Tamise n’aime pas Congo depuis que celle-ci lui a flanqué une gifle. Non sans raisons. La petite, agacée par les remontrances et l’inquiétude permanente de la mère de Bérézina, a eu un jour la maladresse de rétorquer que ce n’était tout de même pas sa faute si sa fille n’avait jamais été qu’une bonne-à-rien. Paf et repaf. Y’a eu le retour, aussi. Ca fait très mal. Tamise garde en mémoire la « bouillance » tenace de ses joues déjà endolories par le froid qui sévissait alors. Sensations contraires pas forcément inintéressantes cela dit. Quand on est une enfant on n’a pas toujours conscience des blessures que les mots peuvent infliger. L’affaire s’est arrêtée là car Liffey a plutôt trouvé normale la réaction de Congo, et a chargé expressément Tamise d’aller lui présenter des excuses. Ordre auquel la petite s’est pliée, en rechignant. Cela n’étonnera personne d’apprendre que Tamise garde des rapports peu conventionnels avec la Mort, au regard de son âge. Elle n’est pourtant pas la seule parmi toutes ses camarades. Sur une île de 5 kilomètres carrés le fatalisme devient une maladie infantile très contagieuse, augmentée entretenue et nourrie par des tendances suicidaires qui ne disent pas leur nom.
   Tam voltige entre les étages emprunte les raccourcis les plus enivrants se laisse porter par les souffles pour atteindre des lieux inaccessibles à tous sauf elle. Elle s’amuse elle se libère, elle refuse de penser à la Mort à Congo ou à qui que ce soit d’autre elle préfère garder à l’esprit des choses plus triviales plus rigolotes. Comme par exemple le fait que c’est avec ses acrobaties qu’elle a lancé depuis peu une nouvelle mode parmi les filles de l’île. Assez involontairement c’est vrai ; mais du coup elle en tire encore plus de prestige. Et l’anecdote mérite d’être contée, ne serait-ce qu’à titre de preuve de la vitesse à laquelle les histoires circulent dans un espace aussi réduit qu’Ishijima.

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20 novembre 2009 5 20 /11 /novembre /2009 05:33

EX


   Il est des vérités toutes nues toutes simples, à portée de l’entendement commun, que l’homme passe le plus clair de son temps à mépriser ou à ignorer, faute d’intérêt pour les Choses de la Vie, et de compassion envers ce qui peut lui paraître a priori plus fragile plus faible que son petit corps imparfait, ou moins évolué que son soi-disant esprit.
   Oui, il nous arrive de dormir, à nous aussi.
   Pour des yeux d’humain la différence avec les heures où nous sommes en éveil n’est certes pas flagrante ; elle est pourtant bien là. Nous dormons. Nous rêvons même, parfois. Mais si je tentais au détour d’une ligne de décrire l’un des songes qui hantent mes nuits ou d’y faire la moindre allusion, les modérés me plaindraient avec concupiscence, les plus intolérants me traiteraient de folle et les humanistes me condamneraient à mort. Je ne m’y risquerai donc pas.  Je me contenterai de ne raconter que ce que j’ai vu de mes propres yeux que l’on croit inexistants.
   Oui, je m’arrêterai à la réalité pure et sale, je n’irai pas plus loin que l’odeur de la chair brûlée en décomposition portée jusqu’à moi par le vent amer et soluble dans l’air, ni plus profond que le silence-faucheuse qui suit toujours le vacarme enharmonique d’une ville qui implose explose s’écroule et expulse ses entrailles en même temps. J’ai vu femmes hommes et enfants fondre comme de la mauvaise cire, par morceaux pas assez liquides, et leur peau fusionner avec le peu de sang qu’il leur restait dans les veines pour former un mélange mielleux de pourriture gangrenée et bouillante, leurs bras rallongés artificiellement par cette chair retournée pendue pitoyablement aux ongles comme à un porte-manteau de fortune. J’ai entendu les cris et les pleurs de douleur qui perçaient par vagues l’atmosphère déjà irrespirable j’ai lu la souffrance et l’incompréhension, la haine la rage la peur et l’impuissance sur les visages, défigurés ou non.
   Rien de bien original dans tout cela me direz-vous, et vous n’aurez pas nécessairement tort. La barbarie l’aveuglement et le manque d’introspection font partie intégrante des vices de l’espèce humaine. Il n’y a d’ailleurs pas si longtemps j’aurais parlé de « race », en appuyant sans ménagement sur cette erreur de vocabulaire pour n’en garder que le sens le plus péjoratif ; il faut croire que j’ai changé dans mes relations avec l’élément humain aussi.
   Mais je me rends compte que le problème immédiat qui se pose à moi tandis que je mets en ordre ces quelques mots est de trouver un moyen de raconter ce que je vois aujourd’hui en faisant abstraction de mon histoire personnelle, réussir à mettre un mur entre l’avant, dont la subjectivité m’exaspère plus souvent qu’à son tour, et un après, dans lequel je me dois de rester objective ne serait-ce que pour ne pas devenir, comme le souhaiteraient certains, complètement cinglée.
   C’est donc en proie à une indécision tout ce qu’il y a de plus statique que je me lance dans la rédaction de cet « interstice chapitreux », reliée malgré moi à cette main exécrable que contrôle un écrivain non moins sous-doué qui semble lui-même avoir grandement besoin de mon aide pour insuffler à ce récit la vérité qu’il lui manque. Singulière mission que de rendre plus vraie une histoire qui l’est déjà, ou qui le sera de toute façon un jour ou l’autre.
   Reste à déterminer si je peux me permettre de commencer où bon me semble. J’ai remarqué que les humains aimaient bien la notion d’origine, de commencement des choses. J’en tiens pour preuve le nombre conséquent de papiers qui comportent l’expression « au commencement, il y avait… ». Vous l’aimez tant que vous avez fait de la première, selon vous la plus grande, un ersatz de négation absolue : « Au Commencement il n’y avait rien. »
   J’ai le regret de vous annoncer – en toute modestie – que cette idée est en partie fausse. Si la conception de Néant ne m’est pas inconnue – c’est une litote élégante que je sors là – je me dois en revanche d’émettre de sérieuses réserves quant à ce commencement que votre barbu d’habitude oublieux a pourtant bien pris soin de décrire à votre autre barbu masochiste – soi-disant son fils – avec un c majuscule. Dans leur grandiloquente prétention universaliste ils ont refusé d’admettre que le Commencement n’a précisément rien d’universel. Le reste n’est en vérité que ce que d’autres humains plus inspirés – pour ne pas dire plus intelligents, ou plus évolués – ont appelé mémoire collective, mémoire collective qui elle s’est avérée primordiale. Malheureusement, et malgré sa facilité d’entretien, il n’est plus utile de répéter que les hommes ont fini par en abandonner la majeure partie derrière eux au fil des siècles. Comme on se débarrasse d’un chien trop vieux. Comme on chie un étron sur un chemin. Sans se retourner sans nettoyer. On le sait. Et c’est lorsqu’elle voit s’agiter se battre les historiens-vautour autour des carcasses de ce Souvenir déjà en putréfaction que la Merveilleuse Humanité se met à  pleurer, crier, gémir « plus jamais ça », le visage les doigts pleins de larmes et de morve, avant de recommencer quelques millièmes de secondes Terrestres plus tard. Pitoyable.
   Mais peu importe le sujet n’est pas là. Le Commencement n’est pas universel, et ce pour la simple et bonne raison que nous avons chacun le nôtre. En ce qui me concerne j’en retiendrai deux.
   J’ai déjà évoqué rapidement le premier, sinon ses conséquences directes. J’y reviendrai une autre fois si vous me le permettez, et surtout si le cœur m’en dit. Au commencement était la lumière aveuglante et toxique, ou peut-être simplement un flux et reflux d’atmosphère.
   J’accorde depuis quelques temps beaucoup d’importance au second : l’instant où une petite fée a posé les yeux sur moi, sans mépris ni hauteur, mais avec compréhension ; presque avec amour. Jamais je n’oublierai ce regard complexe et mystérieux, cet éclat dans ces billes qui me fixaient comme personne ne m’avait fixée depuis tellement longtemps. D’autant plus qu’elle non plus ne m’oublie pas ; elle vient régulièrement me voir et, comble de la joie, me parle comme à une de ses semblables, se sa petite voix douce et claire, assez bas pour qu’on ne la soupçonne pas d’être « dérangée dans sa tête ». Parfois même elle vient s’asseoir ou s’étendre près de moi, en dépit des interdictions. Distance de respect, qu’elles appellent ça. Mais la petite a compris que je me sens seule et vient quand même me tenir compagnie.
   Oui j’ai fini par changer l’opinion que je me faisais des humains grâce à Tamise et à sa tendresse. Entre l’eau à perte de vue d’un côté et le béton montagneux de l’autre, je n’ai pas honte d’avouer que j’avais un réel besoin d’affection. Au commencement il y avait les yeux d’une petite fille, ou peut-être le vent qui faisait doucement danser ses cheveux.
   Oui je me rapproche de la constante, de l’idée fixe que je recherche entre les deux antipodes.
   Au Commencement était un souffle.





(Oui je sais bien que c'est court par rapport au reste, j'avais prévenu je crois et c'est aussi intentionnel de ne pas céder au format minuté des séries américaines par exemple. J'espère évidemment que ça vous plaît toujours et que ça vous donnera le temps aux personnes qui viennent de tomber sur mon blog de revenir sur ce qui a déjà été écrit. Bon week-end)

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13 novembre 2009 5 13 /11 /novembre /2009 03:35

CHAPITRE 2 


   Le soleil ressemble maintenant à une grosse pêche à moitié écrasée qui éclabousserait l’horizon de son jus odorifère. La comparaison amuse Liffey par son côté finalement réaliste, comme elle scrute depuis une heure déjà la courte vie du crépuscule, appuyée au rebord de la fenêtre, la tête sur les bras. Elle a fini en avance sur l’horaire qu’elle s’était fixé, elle s’est inquiétée pour rien. Toujours très efficace au travail, que ce soit à l’usine ou ici chez elle dans ce qu’on pourrait appeler un boulot d’appoint. Depuis son plus jeune âge le mélange d’attirance et de répulsion qu’elle garde en elle pour les armes à feu lui permet de se charger sans que sa conscience ne la taraude de l’entretien et de la réparation – tâche dont elle s’acquitte mieux que quiconque – d’une grande partie de l’arsenal de l’île. Ce qui ne l’empêche pas de considérer tous ces objets comme des « engins de mort ». Le plus important pour elle est la somme non négligeable que lui rapportent ces « vérifications » ; une sorte d’argent de poche qu’elle n’utilise que pour subvenir un peu mieux aux besoins essentiels de sa fille et la gâter quand elle en a l’envie, dans la mesure de ses moyens.
   Elle s’extrait de ses pensées et se retourne pour la regarder. Qu’est-ce qu’elle est mignonne quand elle dort comme ça, ses petites pattes en guise d’oreiller… Tam s’est assoupie en attendant que sa mère en ait fini avec ses « machins ». Rien d’étonnant à ce qu’elle soit fatiguée, vu l’énergie qu’elle doit déployer tous les jours à l’école pour suivre les leçons, et surtout se faire respecter. La condition de fille d’importée n’est pas des plus enviables. Liffey a beau s’en rendre compte elle n’y peut pas grand chose, et culpabilise souvent, en vain… Elle aussi a beaucoup souffert. Mais avec le temps elle a également réussi à nettoyer sa mémoire de toutes les scènes difficiles de son enfance sombre et sale. Pas par lâcheté. Plus par fatalisme. Ses nuits sont bien assez agitées comme ça elle n’a pas besoin de s’atermoyer là-dessus quand elle est debout.
   Debout ? Voilà exactement le mot qu’il lui faut pour se secouer un peu elle aussi, sa tête est en train de jouer au métronome et ça l’agace. Elle se donne une claque – légère, la claque -  et déjà dans l’idée non-avouée de s’amuser se met à ramper sans bruit vers Tam.
   Quatre coups réguliers sur la porte répandent leur son sec et pauvre dans la pièce au moment précis où la jeune femme penchée tout contre le visage de sa fille s’apprête à la réveiller doucement pour lui demander de préparer la table. La petite ouvre instantanément les yeux et se retrouve nez à nez avec sa mère.
 « Qui c’est… » murmure-t-elle faussement inquiète.
 « Je sais pas… un monstre ? » répond Liffey, plus que prête à jouer le jeu.
 « Un gros monstre ? » continue Tam, tout sourire, avec dans les yeux cette lueur qui pourrait parler d’elle-même, propre aux enfants. J’ai pas peur ma maman est là.
 « Peut-être… Oui, c’est peut-être le très-gros-monstre-très-intelligent-qui-frappe-aux-portes-avant-d’entrer ! »
 « Ah ? C’est un nouveau celui-là, je le connais pas ! » un petit rire scintille et se fond aussitôt dans le silence.
 « Oh là là, tu devrais, c’est le plus méchant de tous ! En plus il s’attaque toujours d’abord aux petites filles qui ont pas mis le couvert ! »
 « Mais c’est terrible ! Qu’est-ce que je vais faire maman ? J’ai peur ! »
   Elle s’accroche au bras nu de sa mère, fin, gracile. Sous ses doigts la peau douce et chaude frémit. Sous cette peau elle entend vivre et remuer les muscles de celle qui lui a donné la vie au péril de la sienne, par une nuit de tempête. Même dans le cadre du jeu cela l’emplit soudain d’un pur concentré d’invincibilité absolue, elle se sent tout à coup envahie par une puissance salvatrice, ce courage supérieur qui lui manque tant quand elle n’arrive pas à s’endormir. Pourquoi je peux pas dormir avec toi maman ? Parce que tu es trop grande, tu dois apprendre à être seule dans ton lit, maintenant ! Une chose est sûre Tamise donnerait cher pour qu’elles restent ensemble figées ainsi à jamais et que cette sensation continue de faire résonner tout son être pour l’éternité.
 « T’en fais pas ma puce, je suis là ! Le gros monstre n’a qu’à bien se tenir ! Il sait pas encore à qui il à faire ! Qu’il y vienne, je vais lui montrer, moi, ce qu’a dans le ventre une maman-qui-a-peur-de-rien ! » pour appuyer ses propos Liffey part d’un grand rire théâtral (vraiment) tonitruant qui éclate et rebondit sur les quatre murs, le plafond et le plancher dans un va-et-vient presque étourdissant.
 « Bon, quand vous aurez fini de faire les andouilles je pourrai peut-être entrer… » la voix audiblement amusée elle aussi perce pile à travers la porte depuis l’extérieur. Nouveau court silence étudié.
 « Oups, c’est juste Clyde » lâche la grande, feignant la surprise mais franchement prise de rigolade.
 « Eh, va donc te mettre ton juste où je pense, tronche de merlan ! »
   Cette fois c’est la petite qui éclate de rire en se figurant concrètement sa maman avec une tête de poisson. Le genre de rire à vous illuminer un grand coup les ténèbres les plus profondes, les pires gouffres d’idées noires, comme ceux que l’on ne rencontre que dans les circonvolutions malades des cerveaux adultes. A cet instant Tamise est pour sa part folle de joie que Clyde soit venue lui rendre visite. Elle abandonne le bras maternel et se précipite vers la lourde porte en bois de chêne renforcé. Elle ne fait même plus attention à la coupure qu’elle s’est faite hier à l’école, juste sous la plante du pied droit. C’est dire si elle exulte. Elle ouvre les cadenas un par un, rapidement, toute sautillante parce que certains sont encore trop hauts pour elle. Elle soulève péniblement la barre de fer principale et peut enfin actionner la poignée. La porte pivote paisiblement sur ses gonds.
   Clyde apparaît, baignée dans la lumière mourante. Elle couvre presque toute l’embrasure. Très grande, plutôt massive dans l’attitude mais élancée par le corps, pour la résumer une seule expression vient à l’esprit : elle en impose. Tam lui saute au cou sans hésitation aucune. Elle l’adore pour maintes et diverses raisons qui, il peut être nécessaire de le souligner, ne sont pas uniquement matérielles ou bêtement intéressées. Bien sûr Clyde ne passerait jamais sans penser à un petit quelque chose pour « son tam-tam préféré » ; des images, un livre, de la musique, des friandises, des vêtements ou autres. Mais la petite s’applique à ne jamais réclamer non plus ; on lui a  expliqué un jour que ce n’est pas de cette façon qu’on obtient ce qu’on veut. Pas la peine de répéter elle comprend vite. De plus elle a horreur qu’on la traite de « profiteuse », et comme quoiqu’on dise elle préfère les câlins elle ne se prive pas. C’est presque comme si ça lui suffisait.
 « Bonsoir mon petit sucre, tu m’attendais ? Fais-moi un bisou… »
 « Non, j’étais en train de dormir, tu m’as réveillée, mais en fait je suis très contente que tu soies venue parce que, euh… ben maman elle déteste quand je dors pas dans mon lit, et queeuuuh… en plus j’ai pas mis le couvert, alors tu vois… »
 « Ah bon ? C’est sûr que c’est pas sérieux, ça… Coucou Lili tu veux que je le fasse ? » dit Clyde, toujours avec Tamise dans ses bras.
 « Non merci t’es gentille, je vais me débrouiller c’est pas très long. Viens t’asseoir, plutôt… »
 « C’est pas de refus j’ai eu une foutue journée ; mais dis-moi, ta marmotte, là, elle pousse vraiment comme un champignon ! Je fatigue déjà trop… » continue-t-elle en faisant mine de soupeser le « morceau ».
 « Eeeeh je suis pas grosse, moi ! » coupe la petite, à peine vexée.
 « Meuh j’ai pas dit ça mon canard, je dis juste que c’est moi qui faiblis… » Clyde la rassure
 « Ca c’est bien vrai ! T’as même pas pu battre l’autre empotée de Kansas avant-hier ! » confirme Tamise en rigolant, la langue tirée.
 « Hé, ça n’a rien à voir, ça, elle a triché, c’te truie ! Et toi, est-ce que je te demande si t’es fière que Colorado la trop bête ait eu une meilleure note que toi en arithmétique ? » rétorque Clyde, tirant la langue à son tour.
 « Eh, mais j’avais mal à la tête ! Et pis comment tu le sais, d’abord ? »
 « Ha ha, c’est que j’ai mes sources… Et le coup du mal de tête, on me la fait pas, à moi ! Va falloir que tu trouves autre chose si tu veux que je te croie, ma jolie. »
 « Je te jure j’avais mal à la tête ! » la petite continue de rire à essayer de convaincre Clyde – « le détecteur de mensonges humain » (autoproclamé) – avec ses demi-vérités.
 « A d’autres, je te dis ! – un peu plus bas pour en rajouter dans le « dramatique » - je sais même que tu as une amoureuse… »
 « Quoi ? Mais, mais, euh… c’est même pas vrai, d’abord ! » lance Tamise, pour l’instant plus surprise que véritablement gênée.
 « Ha ha tu vois je sais tout ! » Clyde triomphe.
 « Et c’est qui alors ?
 « La petite Néva de la classe 5. »
 « Même pas vrai ! » crie la petite emportée dans son élan.
 « La fille de Rhône ? » demande Liffey avec une légère envie de participer à la conversation. Tamise et Clyde ont entre temps fini par s’asseoir à la table basse, la première sur les genoux de la seconde. En parfaite synchronisation les deux se tournent vers Liffey et en guise de réponse hochent la tête d’un air censé être grave. Tellement grave que, étant donné l’extrême sérieux du sujet, Liffey ne peut elle non plus se retenir de rire.
 « C’est même pas elle, d’abord ! »
 « Ah bon ? Moi on m’a dit que vous vous étiez même fait un bisou… sur la bouche ! »
 « Quoi ? Mais qui t’a dit ça ? » Tamise est maintenant rouge comme une écrevisse.
 « Je suis bien informée, je te dis ! »
 « En fait, euuuh, c’est pas ce que tu crois, c’est Néva qui… fait ça à tout le monde euh… toutes ses amies… c’est presque comme dire bonjour, pour elle… elle… est un peu bizarre, tu vois ? »
 « Mmmmh je vois je vois… n’empêche qu’elle est drôlement mignonne tu trouves pas ? » rajoute Clyde, taquinant avec délectation sa petite préférée.
 « Euh ben… si, c’est vrai… elle est mignonne… » avoue Tamise qui ne sait plus où se mettre.
 « Donc j’avais vu juste… mes sources sont bonnes, ouh que je suis contente ! hihi…  »
 « Mééééeuuh j’ai dit non c’est pas elle, et pis… »
   Liffey de son côté préfère finalement observer les deux oiseaux en plein débat. Etudier en détail les moindres aspects de la personnalité  à peine fixée de sa fille lui procure un plaisir immense. Ce n’est en définitive que dans ces moments-là, si précieux, que Tamise se montre un peu sous son vrai jour de vraie petite fille. Envers Clyde elle éprouve un éventail de sentiments très variés, camaïeu complexe complet et labyrinthique qui va de la reconnaissance, de l’admiration pure à une certaine jalousie honteuse et obscure en passant parfois par l’attirance la plus primaire, reptilienne. Cette femme est avant tout, malgré ses manières plutôt rudes sa voix presque rocailleuse son physique impressionnant, la seule qui puisse « redonner son âge » à Tam. Une féminité alternative se dégage de ce corps plein, de ces mains fortes et douces à la fois. De son buste tout entier jaillit un instinct maternel parallèle, indépendant, voire à contre-courant, dont seules peuvent bénéficier les femmes à qui le ciel a refusé le bonheur d’avoir un enfant. Que celles et ceux qui considèrent encore qu’une mère ne peut et ne doit être une amie révisent leur jugement et regardent attentivement avec quel art Clyde est parvenue au fil des années à faire voler en éclats ces cloisons réputées indestructibles qui la séparaient de son « petit sucre ». Elle est autre. Elle est au-delà de l’idée même de maternité. Liffey sait qu’elle a manqué de commettre l’irréparable le jour où elle a appris qu’elle ne serait pas inscrite  sur les listes maternelles. On lui a refusé le bonheur. On l’a amputée à jamais de ce qui aurait fait d’elle une femme comblée. On lui a arraché des mains la chair de sa chair avant même que celle-ci existe. Pendant des mois elle est restée inconsolable. Liffey se souvient avoir passé de nombreuses nuits à ses côtés, à faire de son mieux pour lui faire oublier sa condition. Elle ne pleurait que très rarement la journée, mais lorsque le soleil se couchait son désespoir revêtait une sorte d’habit lunaire suranné qui le rendait insupportable. Cloîtrée à l’intérieur de son grand lit froid, recroquevillée dans ses draps mouillés de larmes elle sombrait lentement, la grande fille d’ordinaire si solide et courageuse s’offrait petit à petit au Néant glacial qu’on lui imposait, chaque nuit un peu plus passive et inerte face au désarroi grandissant qui frappait ses nerfs et son esprit jusqu’aux axones. Liffey s’était mise à vouloir la réchauffer. Touchante vision que celles de ces deux corps de gabarits si différents serrés l’un contre l’autre, frissonnants l’hiver sous les couettes et l’été dans la chaleur accablante, nus et en sueur, le contact physique comme seul moyen d’oubli le plaisir charnel comme unique voie d’expression, unique issue unique fin. Mais encore plus touchante fut la joie sincère de Clyde pendant toute la grossesse  de Liffey. Leurs rapports se sont alors inversés : Clyde aux petits soins pour son amie, toujours là quand il fallait, douce et attentionnée, d’une gaieté sans faille, ne perdant pas une seule occasion de caresser le beau petit ventre rebondi ; et Liffey, tout à fait prête à se laisser dorloter, mais souvent prise à son tour de crises d’angoisses de coups de déprime trop forts pour n’être mis que sur le compte du bouleversement hormonal. Pourtant dès que ça allait trop mal elle pouvait compter sur Clyde. Clyde n’était jamais loin. Ce n’est que bien plus tard que la jeune maman s’est rendue compte, bien qu’elle ne comprit pas les causes de ces crises, que son amie lui avait probablement autant sauvé la vie, sinon plus, qu’elle la sienne.
 « Et toi Liffey qu’est-ce que t’en penses ? »
 « Moi ? euh… penser de quoi ? » elle a complètement perdu le fil
 « Mais de la petite Néva, bien sûr ! »
 « Ah, oui… En fait je la connais pas très bien »
 « Et sa mère ? » Clyde commence son interrogatoire discret.
 « Ca c’est une autre histoire… j’ai pas particulièrement envie d’en parler… »
 « Ah ? »
   Si toute la curiosité du monde pouvait être réduite au niveau d’une monosyllabe ce serait sans aucun doute celle-là.
 « Quoi, ah ? »
 « C’est précisément le genre de truc – tu me connais – qu’il faut pas sortir quand je suis dans les parages… »
 « Quel truc ? »
 « Le « j’ai pas envie d’en parler ». Y’a rien de pire pour attiser ma curiosité, qui a d’ailleurs pas besoin de ça pour être grande tu le sais. »
 « Ho, tu m’emmerdes… »
 « Maman, dis pas de gros mots ! » Tam rappelle à l’ordre
 « Pardon mon ange, t’as raison. Mais c’est de la faute de Clyde c’est elle qui fait exprès de m’embêter alors qu’elle connaît déjà la réponse. »
 « Mooooaa ? Mais pas du tout ! J’aime juste me tenir au courant, rien de plus » assure Clyde, assez vexée d’être accusée à tort.
   Effectivement, à cet instant Liffey ne se doute pas que son amie ne fait pas semblant. Elle ne croyait pas avoir été aussi discrète et ne pouvait s’imaginer que Clyde serait autant capable de se voiler la face.
 « Mais si tu crois que je vais te laisser t’en tirer comme ça… »
   Il y avait quelque chose de triste voire pathétique dans l’attitude de cette jeune femme prête à se balancer sa naïveté à la figure sans vraiment s’en rendre compte, par une ironie presque douloureuse, travaillée.
 « Arrête un peu, Clyde, s’il te plait… » Liffey n’est pour sa part plus d’humeur à plaisanter.
 « Et toi Tam, tu sais quelque chose ? » continue Clyde, imperturbable, prise à son tour dans son élan.
 « Ben non… ou… en fait j’ai juste remarqué que Rhône et Maman sont souvent ensemble. Mais je sais pas ce qu’elles se disent c’est toujours quand je suis à l’école. – c’est Liffey qui rougit la première, désarçonnée par l’innocence toute fraîche de sa fille – et puis elles se retrouvent la nuit je crois… - de légèrement rouges les visage des deux femmes passent au blanc, d’un seul coup, et les yeux dans les yeux elles se figent – J’ai déjà entendu maman partir pendant que je dormais, ou alors c’est Rhône qui vient la chercher ; mais je sais pas où elles vont… »
 « Oh… - c’est un gouffre, un abîme immense qui sépare ce oh du ah prononcé deux minute auparavant – Voyez-vous ça… »
   Ces trois mots déboulent sur un ton affreusement neutre, transparent. Ils percent chacun la chair de Liffey comme autant de flèches gelées. Quant à l’expression, ou plutôt le masque en lequel s’est transformé en l’espace d’une demi-seconde le visage de Clyde, il est tellement froid, impassible jusqu’à la douleur que son amie ne peut se retenir de baisser le regard. Bien qu’elles préféreraient mourir que de faire subir à Tamise une dispute aussi soudaine qu’incompréhensible, ridicule et (presque) sans fondements, les deux femmes ne trouvent à l’inverse plus la force de dire quoi que ce soit. Le silence plombé qui s’abat sur les trois corps et explose au sol revient exactement à la même souffrance aiguë pour la petite. Ca la brûle de l’intérieur, comme si son sang devenait acide, sa lymphe chlorée et que son cœur se transformait en une bombe à l’explosion anormalement lente, alors qu’à l’extérieur l’atmosphère saturée de glace change les particules de l’air en milliards de microscopiques lames de rasoir givrées qui filent le long de sa peau à vif. En quelques secondes Tamise devient la plus livide des trois.
 « Qu… qu’est-ce qu’y a ? J’ai dit quelque chose de mal ? »
 « Tais-toi, Tam » lâche Liffey dans un souffle bien avant de réaliser son erreur. Dans ces moments-là on a beau être la meilleure des mères connaître son enfant sur le bout des doigts l’aimer comme on ne pourra jamais s’aimer soi-même, l’Erreur finit toujours par se montrer, vicieuse, pernicieuse, tout simplement humaine.
   Des larmes se mettent à couler lentement le long des joues toutes lisses de Tamise ; sans bruit elles glissent jusqu’au menton avant de tomber sur ses genoux en faisant un petit ploc ploc. C’est ce ploc ploc qui tire brusquement les deux femmes de leur léthargie abasourdie. Très vite elles tentent de remédier à la situation. Elles consolent tant bien que mal la petite elles lui demandent pardon Liffey la prend dans ses bras, l’embrasse, puis c’est au tour de Clyde, elles ne se regardent pas ou à peine, sinon pour se jeter des coups d’œil furieux et coupables à la fois. Avec lourdeur elles arrivent finalement à changer de sujet.
 « Tiens, mais tu m’as pas encore fait voir ton carnet de notes aujourd’hui, non ? Va me le chercher il faut que je le signe ».
   La petite s’exécute et pendant une poignée de secondes Clyde et Liffey se fixent, presque par surprise presque involontairement. Un mauvais écrivain dirait qu’il n’existe pas de mot pour décrire de tels regards, un mauvais poète qu’on y trouverait tout ce qui fait la Femme. Mais l’instant est trop bref et déjà Tamise revient à la table avec son cahier.
 « Eh bien dis-moi, c’est pas trop mal tout ça, hein ? » fait Liffey, se débattant du mieux qu’elle peut entre les cordes à violons.
 « J’ai même eu la meilleure note en dessin, là, regarde… » confirme Tamise avec un léger snif, ses mignons petits yeux encore tout rouges.
 « C’est bien ma loutre je suis très contente pour toi. Par contre tu vas me faire le plaisir de t’appliquer un peu plus en calcul, ça baisse constamment depuis le début de l’année ! »
 « C’est vrai c’est vrai, mais c’est pas facile aussi… »
 « Raison de plus ! Bon… et il est où ce fameux dessin ? » demande Liffey un peu moins empêtrée, et déjà plus motivée pour redonner le sourire à sa fille.
 « Ah, ben… la maîtresse nous les rend demain, elle les a oubliés chez elle ce matin… » explique Tam, plus sérieuse encore.
 « Tu me le montreras ? »
 « Bien sûr, et à Clyde aussi. J’en suis très fière vous savez… » un sourire réapparaît enfin sur sa jolie bouille. La fillette parcoure la table du regard plusieurs fois de suite, de bord à bord. Des billes qui lui servent d’yeux elle dévisage à tour de rôle sa maman et sa deuxième maman d’un air maintenant interrogateur et attendri. Ainsi naît dans la pièce-cocon l’impression étrange, ce sentiment diffus et brillant matérialisé par l’idée que quelque puisse être le problème c’est elle et elle seule qui aura toujours raison. A ce moment précis, Tamise se montre effectivement la plus mûre des trois.
 « Faut que j’y aille » Clyde brise le silence-caméléon
 « Déjà ? » répond étonnée la petite maîtresse de maison ; triste, aussi, mais après les larmes elle trouve qu’elle en a assez fait pour aujourd’hui.
 « Eh oui… on aura tout le temps de se voir demain de toute façon, pas vrai ? On discutera si tu veux. »
 « D’accord »
   Clyde se lève, s’étire un peu et se baisse à nouveau pour embrasser Tamise. La fillette restée assise passe ses bras autour du cou pulsatile de la jeune femme. Elle adore l’odeur de Clyde, ce mélange de senteurs tirées de fruits qu’elle ne connaît pas, le parfum si subtil qui émane de cette peau impeccable, entre le musc et le pin sans doute. Peu importe le nom réel de ce courant de fragrances pour Tamise c’était comme si les forêts qu’elle ne voyait qu’en images se dressaient d’un seul coup au milieu de l’océan et de cette île empuantie par le béton. Devoir lâcher le cou de Clyde amène la même souffrance, peut-être même encore plus insondable que le silence-mortier quelques minutes plus tôt. Lorsqu’on a sept ans, si l’idée de nostalgie est difficilement concevable, celle d’une nostalgie des choses qu’on a jamais connues et qu’on ne connaîtra jamais reste quant à elle quasiment impossible à appréhender. Pourtant Tamise est sous nombre d’aspects une enfant précoce, et c’est bien à ces concepts complexes qu’elle réagit alors qu’elle ne veut se résigner à laisser partir sa deuxième maman. Clyde se redresse enfin – avec quelque peine pour faire lâcher prise à la petite – se dirige vers le fond de la pièce prend le sac bien rempli – clic clic clac – le met sur son épaule et sort sans claquer la porte.
   Dehors la pêche a complètement disparu et c’est le gros bonbon à la menthe qui la remplace, majestueux et irréel.
   Plutôt sonnée Liffey se décide enfin à allumer une bougie pour constater que le couvert n’est toujours pas mis puis pense avec regret qu’elle n’a une nouvelle fois pas osé proposer à Clyde de rester dîner. Cela dit c’était clairement pas le bon soir, donc arrête tes jérémiades Tam doit avoir faim. Elle se lève et se tourne vers la cuisine, tandis que Tamise aperçoit avec un petit soupir de satisfaction le cadeau que Clyde lui a laissé. La petite déchiffre à voix basse les mots bizarres qu’elle ne comprend pas sur la couverture, prend le livre à deux mains et s’allonge avec. Les images lui plaisent. A l’extérieur la lune rayonne comme un soleil froid, son halo épars et mystique multiplié à l’infini par le bleu marine des minuscules dunes de l’océan.

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6 novembre 2009 5 06 /11 /novembre /2009 10:47

Je me dis que je ne perds rien à rajouter des choses comme celle-ci. Voici donc Ishijima. Les chapitres sont très inégaux par la taille, et le premier ressemble de fait plutôt à un teaser, ou à une introduction pour parler plus correct. La suite sera en ligne vendredi prochain.
Bonne lecture.





ISHIJIMA




CHAPITRE 1


   Tam est allongée sur le côté gauche, les yeux mi-clos rivés à la fois sur le Néant et un point précis – une tâche de graisse sur le mur en face – son joli visage impassible de petite fille n’exprimant rien, ou tout, ou alors tout et rien en même temps. A première vue on pourrait croire qu’elle s’ennuie. A mieux regarder on s’aperçoit que ce n’est pas le cas. De son bras droit elle ausculte le sol dont la nature serait difficile à décrire. Structure hybride entre le tatami et un improbable tricot de paille qui peut surprendre la première fois. Elle, elle le connaît par cœur ce sol, dans ses moindres recoins ses plus petites imperfections. Les nuits sans lune, quand il fait trop noir, que les vagues font trop de bruits contre les murs, quand elle a vraiment trop peur de s’endormir elle se calme en caressant son cher par terre. Certaines essayent de compter les thons. Tamise compte les stries. Le simple contact du bout de ses doigts avec les fines cordes torsadées la rassure.
   Tactile. Un nouveau mot, tout juste appris hier à l’école. Elle est contente elle trouve qu’elle lui ressemble. Elle ne l’en retiendra que mieux. Plus que simplement affectueuse ou tendre, Tamise est en effet une enfant « tactile », sensible au sens premier du terme, voire « sensitive ». Elle vit non pas à travers, ou grâce à, mais bien pour ce qu’elle touche, ce qu’elle entend, voit, sent et ressent. Peut-être est-ce dû à l’étroitesse de son cadre de vie. Peut-être est-ce commun à toutes ses camarades de classe qui si jeunes subissent comme elle cette existence insulaire. Non, il faudrait déjà savoir si cela ne choque personne qu’on utilise ici le verbe subir dans ce contexte ; mais quelques précisions aideront sûrement à mettre tout le monde d’accord. L’île en question mesure environ 2 kilomètres sur 2 kilomètres et demi. Y vivent actuellement 1984 personnes, dont 447 enfants. Elles n’en sont jamais sorties et n’en sortiront jamais.
   Des fourmis commencent à lui parcourir le bras qu’elle retient prisonnier sous son petit corps. Picoti picota. Une autre de ces sensations qu’elle affectionne particulièrement. Cela devient encore meilleur quand elle change de côté et que le sang se remet à affluer d’un seul coup le long du membre délicieusement engourdi par un garrot imaginaire improvisé et que ses nerfs se réveillent lentement de leur torpeur forcée calculée maîtrisée.
   Assise en tailleur, adossée au mur opposé, la fenêtre au niveau des yeux à sa gauche – le ciel est d’un bleu limpide, uniforme et presque monotone depuis trois jours maintenant – sa mère lui apparaît enfin.
   C’est vrai que j’ai de la chance d’avoir une maman aussi belle pense-t-elle soudain, alors qu’elle la dévisage depuis un long moment déjà. Elle a la manie de s’habiller léger en toute saison. C’est à peine si vous arriveriez à lui faire porter un chandail, même lorsque le mercure descend très, très bas. Quand on lui fait la remarque elle répond inlassablement que l’air marin garantit toujours des températures suffisantes pour ne pas avoir à s’encombrer de laines inutiles. Tout ça ne l’empêche bien entendu pas de trop couvrir sa petite fille chérie dès qu’il se met à faire un peu frisquet. Faites ce que je dis faites pas ce que je fais. Tam sourit. Liffey reste pour l’instant plongée dans son activité de l’instant. Elle remonte avec dextérité par de petits gestes rapides et précis l’une des armes qu’elle vient de nettoyer parmi toutes celles posées soigneusement devant elle. Toute à son ouvrage elle prend néanmoins le temps de lever les yeux sur son ange ; premièrement parce qu’elle l’aime, deuxièmement, parce qu’elle l’aime. Les bêtises de Tamise c’est jamais que des broutilles, se borne-t-elle à dire, je la surveille pas je la regarde grandir, c’est tout ; je veux juste pas en perdre une miette. C’est tout et ça me suffit.
   « Maman ? » La petite voix résonne étrangement dans la petite pièce. La réponse se fait un tantinet attendre au milieu du silence cotonneux qui après avoir repris ses droits embaume encore plus l’espace de sa plénitude douce-amère.
   « Oui ma puce » Enflammées par les quelques rayons de soleil filtrant à travers le carreau en cette paisible fin d’après-midi automnal, les boucles blondes de Liffey se balancent en cadence, semblent même danser devant ses yeux au rythme des cliquetis du métal tandis qu’elle s’agite pour finir dans les temps ce qu’elle a à faire. Un peu désolée de devoir interrompre une nouvelle fois un si joli ballet Tamise laisse encore un instant régner ce silence rempli de tic tac clic clac toc, mélangés au fsshhhh de l’écume bouillonnante sur les rochers.
   Lorsque Liffey croise le regard de sa fille celle-ci a toujours cet attendrissant sourire aux lèvres, naïf et profond à la fois. Irrésistible d’autant plus qu’il reste trop rare au goût de la jeune femme. Il lui a fallu apprendre à savoir profiter de ces petits moments de bonheur tout bête. Elle sourit à son tour et toutes deux restent ainsi quelques dizaines de secondes, se sentant un peu bêtes c’est vrai, mais surtout heureuses. Heureuses de se comprendre. Et de se comprendre.
   « On va bien s’amuser à la fête, hein Maman ? »
   « Oui mon poussin »



clic clic tic clac clic clic tic clac ffssshhhhhhhhh

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