Je suis autre.
Je suis autre, je ne suis qu’un pantin. Oui, imaginez une marionnette désarticulée, suspendue à ses fils contre un mur, prête à se voir jetée. Depuis mon arrivée dans ce pays je sens comme de gros câbles me tirer sur l’âme. Je ne suis qu’un pantin et j’ai froid, très froid, parce que mon heure approche. Là où normalement en été les caniveaux existent la neige s’empile, grisâtre, noire même, par endroits. Sur les routes les taxis passent et repassent, démarrent redémarrent s’arrêtent et repartent, alors que sur les trottoirs fumants les gens marchent comme si ce qui les attend à l’autre bout du trajet justifiait quoi que ce soit. Et moi je marche avec eux, en rythme, je me soumets à cette énergie inconnue qui me contrôle depuis des temps immémoriaux. Immémoriaux à mon échelle…
Je ne suis plus à la recherche de quelconques repères. Je sais bien qu’ils ont volé en éclat à l’instant même où j’ai posé le pied dans cette ville. Et puis les condamnés n’ont jamais eu besoin de repères. Non, je veux juste rencontrer mes créateurs. Je veux me confronter à eux de la même façon que j’ai été confronté à toutes sortes de monstres possibles et imaginables. Je veux leur expliquer combien je rêve du jour où je serai libre. Avant qu’il ne soit trop tard…
Le problème est que je ne sais pas où ils sont. Loin, j’imagine, loin au sud. Quelque part où il est peu probable qu’on me laisse le temps d’aller. J’ai compris que les intérêts de celui celle ou ceux qui me contrôlent et les aspirations des gens qui m’ont créé sont divergents, pour ne pas dire opposés. J’ai aussi compris que les personnes qui me manipulent savent se montrer d’une redoutable ingratitude. À travers mes yeux ils ont convoité et calculé les profits qu’ils auront pu tirer de mes découvertes. Par ma bouche ils ont régi mon entourage immédiat et en ont détruit l’équilibre que je m’étais efforcé, tant bien que mal, de lui donner. Par mon bras ils ont éliminé tous les obstacles qui se dressaient sur leur chemin. Mais aujourd’hui jamais ils ne se retourneront pour voir si je tiens encore debout, jamais ils ne feront l’erreur de me laisser agir par moi-même, de me considérer comme un être de chair et de sang. Parce que je suis autre.
Je suis autre et je sens les doigts gelés de ma main gauche partir. Bientôt ils commencent à gangrener jusqu’à l’épaule. J’ai du mal à croire que ce soit déjà la fin. J’ai beau me concentrer je ne parviens pas à être triste. Ce monde n’est pas vivable pour les gens de mon espèce, tout simplement. Au cours de mon existence j’aurai affronté des créatures de cauchemar, survécu à des pièges tous plus vicieux les uns que les autres, traversé des déserts et des océans, écumé d’insondables donjons, levé des armées entières, mais l’atmosphère même de ce monde, ce soit-disant monde réel me brûle à feu vif, sans que je puisse rien n’y faire, sinon me résigner, accepter mon sort.
Je me demande juste si je parviendrai à connaître le nom de cette ville. Je n’ai fait que marcher le long d’une avenue très large au milieu de laquelle s’étend un parc bordé d’arbres chauves. La nuit est très sombre. Le bruit des voitures couvre les crissements de la neige sous mes pas. De ces crissements, seules en restent les vibrations qui me remontent jusqu’à la mâchoire. Devant moi se dresse une grande tour ornée d’une antenne de télévision. À ma gauche au bout de l’avenue perpendiculaire à celle sur laquelle je me trouve on peut apercevoir un bâtiment qui m’a tout l’air d’une gare. À droite s’étend la même avenue, au milieu d’immeubles tellement lumineux qu’ils m’en font mal aux yeux.
Dans mon monde, dans un moment pareil, il y aurait au moins un tremblement de terre. le ciel s’ouvrirait et un gigantesque dragon apparaîtrait. Mais ici, rien de tel. Je suis un pantin inutile, dressé pour le combat et voué à disparaître en période de paix. Je réalise enfin que je n’aurai jamais assez de temps. Je n’avance plus. La petite foule de passants ne me voit pas. À côté de l’entrée du métro un jeune homme, frigorifié, joue de la guitare et chante à tue-tête comme si sa vie en dépendait. Il fait trop froid, personne ne prend la peine de l’écouter, sinon deux lycéennes effrayées à l’idée de rentrer chez elles. Un peu plus loin une marchande de maïs frit se frotte les mains.
Combien de temps me reste-t-il encore ? Après mes bras ce sont mes jambes qui commencent à mourir progressivement. S’il faut que je parte, autant que ça ne traîne pas, je commence sérieusement à souffrir. Mais ceux qui me contrôlent n’ont aucune pitié. Ils attendent un déclic de ma part. Et ce déclic ne tarde pas.
Derrière moi un rire d’enfant perce soudain dans le grondement de la ville. Je me retourne. C’est celui d’une petite fille d’environ 6 ans, les joues rosies par le froid, souriante aux confins du bonheur, et plus mignonne qu’un ange. Sa mère à sa droite et son père à sa gauche la tirent gentiment par les bras et la font se balancer d’avant en arrière. Je les regarde passer puis s’éloigner tous les trois, et m’écroule.
Rien ne m’aura été épargné. Même pas l’horrible sensation de se rendre compte une fois de plus du vide de mon existence orpheline. Pourquoi se battre pour sa liberté si on a à l’origine personne avec qui la partager ?
Je suis étendu au milieu de l’allée principale du parc. La neige humide s’immisce en moi jusqu’aux os. Engourdi au point d’en perdre la notion du temps, je ne sens plus que ma tête, bouillante. Ma vie se termine alors que mon esprit se libère enfin. Le sifflement des feux de signalisation devient soudain la dernière chose qui me liera à jamais à ce monde.
(depuis les débuts de ce blog je vous ai très rarement imposé mes vieux trucs. Mais là je fais une petite exception. J'ai écrit ça en 2006, et j'ai mes raisons pour le mettre en ligne aujourd'hui. Avec toujours comme espoir bien sûr que ça puisse vous plaire malgré tout.)