Je n'ai jamais aimé les nouvelles, de la même façon que je n'ai jamais aimé les court-métrages. Ils ne sont pour moi qu'un moyen frustrant de se faire connaître. Quand ils sont réussis, les spectateurs ou les lecteurs veulent en savoir plus, et c'est normal. Ce ne sont que des exercices. Malgré cela, dans mon souci de mettre en ligne le peu que j'ai achevé, voici une nouvelle que j'ai envoyé au "Prix du Jeune Ecrivain" il y a quelques années maintenant. Ce n'est pas forcément la plus réussie, et comme vous vous en doutez, je me suis ramassé, mais le style est je crois complètement différent de ce que j'ai pu vous donner à lire jusqu'à présent. A l'époque, mon intention était de raconter quelque chose de façon plutôt comique à partir de quelques éléments réels (ne me demandez pas lesquels; ce ne serait pas amusant ^^ ) ayant à voir avec ma passion tout aussi réelle pour le Japon. L'ambiance presque fan service, vous le verrez, est un hommage sinon un clin d'oeil appuyé à tous les manga shônen ou même shôjo que j'ai lu et les anime que j'ai pu voir depuis mon adolescence. Demander au jury de Guéret, dans la Creuse, d'adhérer ou même de saisir la référence "impure" était, sans aucun mépris je le promets (je suis un provincial dans l'âme), probablement perdu d'avance et stupide de ma part.
L'important étant surtout que ça vous plaise, à vous, aujourd'hui. Personnellement, je confesse avoir un peu rigolé en le relisant et c'est également pour ça que ce texte se retrouve ici.
Dans tous les cas je reviendrai sur ce concours, et mettrai certainement en ligne un de ces jours les 2 ou 3 autres nouvelles que j'avais envoyées.
Morioka no Sayaka
Morioka. Ville japonaise d’environ 300000 habitants, située à environ 500 kilomètres au nord de Tokyo, chef-lieu du département d’Iwaté, où il ne se passe, n’ayons pas peur des mots, il faut regarder les choses en face, absolument rien. Du moins, pour les non-initiés ; à savoir 99,9% de la population mondiale, au bas mot. Et qui parmi les non-initiés pourrait être moins initié que Jürgen Leisach, touriste et citoyen allemand de son état, lorsqu’il arrive à la gare de cette fameuse ville de Morioka par le Shinkansen de 11h38? Restons diplomates et disons, très peu de gens. Néanmoins, Jürgen Leisach a pour lui d’avoir eu la patience d’étudier avant son départ l’intégralité du “Japanisch für Alles” en 3 volumes et 3 CDs remplis d’étudiants qui égarent leur carte de métro, de touristes qui cherchent l’ambassade d’Allemagne parce qu’ils ont perdu leur passeport (un classique international, ou comment joindre l’utile au désagréable), de policiers très serviables qui répondent tout droit puis à gauche après le feu rouge, de salariés qui ne savent pas utiliser la photocopieuse, ou encore de restaurants où tout ce qu’on mange est bon mais un peu cher (car l’apprenant type est toujours un peu radin). Cela a pour résultat de lui permettre de demander son chemin en japonais, ou d’utiliser toutes les photocopieuses du marché, de s’extasier sur des menus à 600 yens (4,50 euros environ), et de savoir dire « ambassade d’Allemagne ». Vocabulaire qui peut être pratique lorsqu’on voyage au Japon, l’anglais local ressemblant plus à une succession de syllabes bouffées par des voyelles incongrues qu’à un langage articulé. Précisons, pour leur défense, que l’anglais est largement aussi difficile d’accès pour les Japonais que le japonais pour nous autres petits scarabées occidentaux. Et Jürgen Leisach le sait mieux que quiconque, lui qui s’est battu pendant des mois contre des photocopieuses récalcitrantes (il ne peut plus voir voir une seule de ces machines en peinture, tellement l’expérience a été traumatisante), des poissons trop chers et des parfums à acheter pour sa mère (l’apprenant type est un peu rat, et toujours célibataire).
Avant toute chose, la question fondamentale qui se pose est : mais qu’est donc venu faire Jürgen Leisach à Morioka ? Et la réponse est simple : Jürgen Leisach est photographe. Or chacun sait que la photographie reste le seul métier au monde où se retrouver n’importe à utiliser n’importe quel matériel artistique pour n’importe quelle raison ne paraît jamais complètement illogique ou bizarre. Le photographe incarne la liberté de mouvement. Lorsqu’il n’est pas libre il peut faire semblant. Et surtout il peut se servir de son art comme excuse pour aller crapahuter partout dans le monde. C’est exactement ce que Jürgen Leisach a fait. Il a pris un vieux Leica, quelques objectifs, son tout dernier appareil numérique, rien de plus, et a mis les voiles vers le pays du Soleil Levant. Il y pensait depuis plusieurs années. On pourrait même dire qu’il en rêvait.
Aux quatre coins du monde nombreux sont ceux qui rêvent d’aller au Japon. De ce point de vue Jürgen Leisach n’a rien d’une personne exceptionnelle. Il le serait encore moins s’il s’était contenté de visiter Tokyo, Kyoto ou Hiroshima et Nagasaki. Or ce n’est pas tout à fait le cas. Il est parti de Francfort, est arrivé à Narita, l’aéroport international, a passé une longue semaine à errer avec beaucoup de plaisir dans Tokyo, puis est monté dans un train de la ligne Tôhoku Shinkansen et a, de son plein gré, décidé de s’arrêter à Morioka. Malgré tout ce qui a été dit précédemment, les motivations qui peuvent pousser un être humain normalement constitué à se rendre par sa propre volonté dans cette ville sont toujours mystérieuses, et ce, même si l’être humain en question est photographe. Essayons-nous à une comparaison indicative. En France quand on veut se débarrasser de quelqu’un on dit parfois qu’on le « limoge ». Au Japon, dans le même ordre d’idée, on pourrait facilement « morioker » les importuns trop ambitieux, y compris les artistes-photographes. Ainsi la question reste entière : pourquoi diable Morioka ? Pourquoi cette ville et pas une autre ? Jürgen Leisach chercherait-il à se cacher ? Aurait-il subi des menaces de la part du syndicat international des fabricants de photocopieuses ? Des pressions de la diplomatie allemande ? Voudrait-il se venger de la police ou des restaurateurs japonais pour leur méfiance polie mais méfiante quand même (un allemand pas blond ni très grand ça fait désordre) ? Pour la constipation monstrueuse due à la quantité astronomique de riz qu’il a avalé en une semaine ? Non, rien de tout cela, semblerait-il. Jürgen Leisach ne s’est pas demandé warum Morioka mais warum nicht Morioka. Et en cela on ne peut qu’admirer son sens de l’aventure. Pour tous ceux qui tiennent à tout savoir, lors de ses régulières venues en France Jürgen Leisach a effectivement eu aussi l’occasion de passer par Limoges, et de s’y arrêter, toujours de par son unique et propre volonté. Précision pouvant s’avérer utile pour cerner le personnage. Et précision utile car à part cela, aucune explication fondée n’a pu être trouvée depuis.
À la lecture de ces lignes le lecteur se fera probablement une image négative de Morioka. Ce n’est évidemment pas le but de la manœuvre, si tant est qu’il y ait manœuvre. Et si tenté qu’il y ait but, en fait.
Morioka est une ville charmante, à l’image de la charmante employée du bureau de l’office du tourisme, situé dans la gare, qui aide Jürgen Leisach à se trouver une chambre. Sans trop de difficultés, oserait-on dire, mis à part que depuis son arrivée Jürgen Leisach a peur des taxis dont les portières s’ouvrent en vous cognant les parties et se ferment sur vos doigts sans prévenir. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que ce sont bien les conducteurs qui contrôlent ces portières soi-disant automatiques à l’aide d’un levier assez sommairement inutile, si ce n’est pour empêcher le pauvre touriste ignorant de s’assurer une descendance ou pour définitivement tuer son rêve de devenir pianiste virtuose. Jürgen Leisach a les doigts et les testicules solides, mais préfère marcher ou prendre le bus plutôt que de les perdre. L’employée lui donne donc l’adresse d’un ryokan (auberge traditionnelle japonaise, même si l’adjectif « traditionnel » est souvent abusif, et qu’il sert la plupart du temps de synonyme de « confort spartiate ») assez proche.
C’est ainsi que Jürgen Leisach se retrouve à traverser le centre de Morioka, par une chaleur assez éprouvante, pour se rendre au Kimochiwaru-Kan (le nom a été changé pour préserver l’anonymat de la direction). Sur le chemin il passe sur le pont Kairen qui enjambe la rivière Kitakami, pour arriver dans le quartier auquel il donne le nom d’Ozawa-Kawabara – la lecture exacte des caractères n’est pas le point fort de Jürgen Leisach, de plus, il n’a pas bien entendu comment a prononcé la jeune femme de l’office ; ceci étant, il y aurait trop de choses à dire sur la lecture des noms propres japonais ; pour résumer on pourra dire que c’est un petit enfer dans le grand enfer que représente cette langue - et se dit qu’il n’a aucune raison de regretter d’être venu. Il a chaud, sa valise est un peu lourde, mais il se sent étrangement bien, comme dans son élément. Son œil de photographe est constamment attiré par quelque chose, et il se rend compte qu’il finira forcément par prendre plus de photos que prévu tout au long de son voyage. Bien sûr le béton n’a rien de magnifique mais maintenant qu’il a vu Tokyo il est vacciné. En tant qu’artiste, depuis une semaine il n’arrête pas de recevoir de véritables chocs esthétiques, au milieu de cette laideur étouffante recélant toujours une indéniable part de beauté, que ce soit au coin d’une rue, dans un petit parc, ou même une impasse sombre dans laquelle il faut se forcer à pénétrer pour tomber sur une maison avec un jardin intérieur beau comme tout. Sans oublier la campagne qu’il s’apprête à découvrir et dont il sait qu’elle regorge d’au moins autant de surprises que les villes. Jürgen Leisach réalise qu’en tant que Bavarois il est peut-être le seul à trouver du charme à cet enchevêtrement d’immeubles et de bitume, de lignes de chemins de fer, de fils de téléphone ou de câbles électriques, mais il s’en moque. Il en conclut qu’il est tombé amoureux du pays, comme on tombe amoureux de quelqu’un, lorsqu’on est plus attiré par ses défauts et les faiblesses irrésistibles qu’ils cachent que par ses qualités qui l’éloignent toujours un peu de nous sans qu’on veuille l’admettre. Il l’était probablement déjà avant de venir, mais à chacun de ses pas la confirmation se fait plus nette. Jürgen Leisach est amoureux du Japon, et il n’y peut pas grand-chose.
Heureusement, le visage peu régulier – restons courtois dans la litote – de la patronne du Kimochiwaru-Kan le ramène très vite à la réalité. À peine est-il entré qu’elle le toise d’un air caricaruralement soupçonneux, qui devient carrément inconvenant lorsqu’il commence à parler japonais. Jürgen Leisach avait jusqu’ici été touché par l’allure et la certaine nonchalance du troisième âge japonais, mais cette vieille acariâtre rééquilibre de sa seule laideur pesante la balance. Le sourire, surtout, ressemble, selon l’angle sous lequel on le regarde, soit à une vieille vulve fripée d’actrice de porno à la retraite, soit à une tranche de salami deux ans après la date de péremption. Rien à voir avec les drôles de lunes que Jürgen Leisach a pu observer sur le visage des gens qu’il a croisés, comme cette fameuse employée – après ces quatre évocations directes le lecteur pourra se permettre d’imaginer qu’elle ait pu d’une façon ou d’une autre taper dans l’œil du sympathique Munichois - à l’office du tourisme, moins d’une heure auparavant. Il paye pour la nuit sans repas ni petit-déjeuner et se laisse guider par la vieille femme et sa beauté toute « baconienne », dirait-il, sans traîner car il tient sincèrement à se débarrasser d’elle au plus vite, et en se demandant si la comparaison n’est pas moins flatteuse pour les toiles de Bacon que pour la patronne. Mais Jürgen Leisach est plutôt fier de l’avoir trouvée. La comparaison.
Celle que nous nommerons donc à présent affectueusement Francis lui indique d’un geste obséquieux à vomir la salle de bains, sa chambre, les « commodités » - à la turque s’il vous plaît - lui donne sa clé et « prend congé » de lui, comme on dit dans les vieux romans. La chambre est objectivement moins pire que ce que Jürgen Leisach avait craint en entrant. Elle est propre et assez claire, en dépit de la superbe vue sur le mur à moins de trois mètres en face et le minuscule jardin désaffecté juste en dessous (nous sommes au premier étage). Les tatami ne sont pas de toute première fraîcheur mais il ne faudrait pas trop en demander, non plus… Il y a un futon a priori propre plié dans le coin, avec un yukata (kimono léger d’été, leçon 7 du « Japanisch für Alles ») plié lui-même dessus, une petite télé qui marche quand les kami de l’audiovisuel le veulent bien, un ventilateur et une table très basse qui doit probablement servir de bureau. Dans le profond placard, qu’on appelle ici oshiiré (leçon 5, mais Jürgen avait déjà vu ça avant dans des films d’horreur) il n’y a rien sinon une paire oubliée de magnifiques mules en plastiques avec marqué « toilettes » dessus. Car oui, il n’est pas nécessaire de préciser que Jürgen Leisach a abandonné ses pauvres petites chaussures innocentes en entrant, et qu’on lui a donné des chaussons à la place, mais que ce sont des chaussons qu’il ne faut normalement pas utiliser pour aller aux toilettes ou à la douche, communes cela va de soi dans de tels établissements. Question d’hygiène. Un étourdi aura eu la flemme de remettre ces petites merveilles de cordonnerie à la chaîne à leur place. Dans tous les cas preuve est faite que le ménage n’a pas été effectué avec la plus grande attention non plus.
La lumière est assez exceptionnelle et Jürgen Leisach ne résiste pas à l’envie de prendre quelques photos de sa chambre et de sa pseudo-vue. Malgré tout et malgré le ventilateur tournant à plein régime, il fait une chaleur à crever la bouche ouverte comme un poisson dans une poêle. Ou plutôt dans un four, car l’humidité est beaucoup trop importante pour se figurer qu’on frit. Non, au Japon, en été, on cuit, et bien. À l’étuvée. Au milieu de tout ça, son appareil photo en main et cette lumière si particulière dans les pupilles Jürgen Leisach finit par se rendre à l’évidence que c’est avant tout pour communiquer avec les gens qu’il est venu. C’était le but premier de son séjour. Voir des gens différents et communiquer dans leur langue. Malheureusement, et bien qu’il ait une certaine expérience des voyages à l’étranger, Jürgen Leisach a rapidement réalisé que les Japonais étaient tout sauf faciles à appréhender. Y compris les jeunes. Surtout pour un occidental. Il espérait qu’en s’arrêtant dans des auberges de jeunesse il ferait des connaissances, et il en a fait, un peu. Des gens de tous horizons, de tous âges, de toutes nationalités, mais finalement assez peu de Japonais. S’il ne devait avoir qu’une seule déception ce serait celle-là.
Alors Jürgen Leisach, dans un grand élan d’optimisme et d’auto-détermination, décide de prendre son courage à deux mains et de forcer le trait, quitte à paraître ridicule. Il est déterminé, donc. Il sort de sa chambre. Le couloir est vide comme un côlon d’ascète. En d’autres termes, pas un chat. C’est à peine si on entend les bruits de la petite rue qui longe le Kimochiwaru-Kan. Il ne semble pas y avoir d’autres clients que lui. En ce milieu de jeudi après-midi, début août, cela n’est pas étonnant. Un peu déçu néanmoins, donc, Jürgen Leisach, on ne sait comment ni pourquoi, se met en tête de vérifier si Francis ne lui aurait pas, par hasard, donné la pire des chambres de l’établissement, sinon par pur racisme, au moins juste par plaisir de casser les pieds à un étranger qui se permet d’essayer de parler sa langue. Ce qu’il faut savoir, c’est que dans ce type d’auberges, les portes n’ont pas de serrure particulière et peuvent s’ouvrir de l’extérieur si on ne pense pas à les fermer à clé. Un peu comme dans une grande maison. Jürgen Leisach l’a remarqué très vite, et choisit d’en profiter. Il n’y a contrairement aux apparences aucune mauvaise intention dans son geste. Il veut juste vérifier, et reste presque certain qu’il est seul à ce moment dans l’auberge avec cette chère Francis. Sinon, ce sera l’occasion de faire connaissance. Quitte à le répéter, il n’a que ceci, faire des connaissances, et absolument rien de pervers ou de voyeur en tête, quand, en fin de compte pas du tout sûr de lui, il ouvre doucement la porte de la chambre juste à droite de la sienne.
À ce point du récit la nouvelle question fondamentale qui se pose est : pourquoi, alors qu’il s’apprête à commettre une faute monumentale, Jürgen Leisach ne pense-t-il pas une seule seconde à frapper à la porte ? Et cette fois y répondre de façon nette et précise ne sera malheureusement pas possible. La vérité est qu’aucune excuse n’a pu être trouvée pour sa défense, sinon que l’erreur est humaine. Certains diront que Jürgen Leisach a inconsciemment péché par curiosité. D’autres pencheront plutôt pour la gourmandise, voire l’orgueil. Quoi qu’il en soit revenons à l’action.
Jürgen Leisach, la main sur la poignée, continue de pousser la porte, qui ne paraît pas motivée pour grincer en bonne porte qui se respecte. La première chose qui se présente à ses yeux n’est pas la chambre ou même la lumière, mais un corps qui lui tourne le dos, couché en chien de fusil au milieu de la pièce, à même le tatami. Surpris et très gêné, il détermine en moins d’une seconde qu’il s’agit d’une jeune fille qui lui a tout l’air d’être en vie. À son allure et ses cheveux noirs et raides, et surtout parce qu’il sait où il se trouve, Jürgen Leisach n’a pas besoin de se demander si elle est japonaise. Un peu pétrifié, toujours sans lâcher la poignée, il fait le tour de la pièce du regard. Le futon est plié, la télé et le ventilateur éteints. Il ne voit pas de bagages. La première chose qui lui vient à l’esprit est que c’est vraiment bizarre de se coucher sur le tatami, à ne rien faire, immobile de chez immobile, ventilateur éteint par cette chaleur, dans cette position inconfortable alors qu’on a un futon à portée de main. Soit cette fille manque de logique, soit elle a un problème. Jürgen Leisach hésite. Hésite à quoi faire il ne sait pas bien, mais hésite. Par réflexe il commence à fermer la porte sans le moindre bruit. Puis se ravise juste avant que le pêne claque, honnêtement un peu inquiet qu’il est pour la jeune fille, mais toujours sans penser au toc-toc plus que de rigueur dans ces circonstances. Deuxième erreur pachydermique. C’est le pied droit de Jürgen Leisach qui émet enfin un léger craquement. La demoiselle se retourne avec lenteur, aussi réveillée qu’un vigile narcoleptique. Elle réalise à moitié ce qui se passe, et se crispe, d’un seul coup. Et là, c’est le cri de la mort qui tue. Terrifiant parce que maladroit et endormi. La jeune fille met du temps à réagir et la voix semble suivre la courbe de réveil. En d’autres termes, le hoquet de surprise qu’il nous arrive tous d’avoir se transforme en un peu moins de deux secondes – et Dieu sait que parfois, deux secondes peuvent devenir une éternité – en véritable cri de film d’horreur de série Z. Jürgen Leisach est mort de honte, plus pour lui que pour elle, et essaye aussitôt de la calmer avec son japonais de manuel qu’il bafouille pitoyablement, et dont, sous l’effet du stress, il ne parvient même pas à retrouver les mots qu’il est censé connaître. Traduction approximative du peu qu’il arrive à sortir « Je euh… suis… voisin… chambre… à côté… vous… pas… vous inquiétez pas… Désolé… je suis désolé… pardon… excusez-moi ». Pour donner une idée de la situation, disons qu’une telle intensité dans le dialogue et dans la gestuelle ne s’est pas vue depuis la mort de Kurosawa. Du grand art, assurément, qui n’empêche pourtant pas Jürgen Leisach de claquer à moitié la porte et de se réfugier dans sa chambre avec la honte de sa courte vie sur l’estomac. Un peu traumatisé, donc, il lui faut une bonne vingtaine de minutes pour se ressaisir, prendre conscience que le ridicule tue plus qu’on le dit, et décider de s’enfuir comme un homme courageux, c’est-à-dire au moins pour une heure, sinon deux. Après avoir récupéré ses chaussures dans l’entrée il sort le plus discrètement possible et garde sa clé sur lui juste pour le plaisir de faire bisquer Francis, dont le ryokan reste vide, pour l’instant, ajouterons les diplomates.
Voilà ainsi notre ami parti en promenade, pour décompresser, comme toujours avec son Leica en bandoulière. Il va tout droit sur la droite en sortant et se retrouve dans les ruines du château de Morioka. Ruines est encore une fois un terme un peu abusif, car chacun sait qu’au Japon toutes les constructions traditionnelles, et a fortiori celles du Moyen-Âge, sont en bois, et que le bois qui brûle ne laisse par définition pas de ruines très intéressantes, autrement dit rien – les cendres ne sont pas assez obéissantes pour rester sur place pendant des siècles - sinon les murs de fortification. Ainsi le château de Morioka ressemble un peu à un site touristique fantôme. Les jardins, en revanche, sont devenus un très joli parc, prisé des jeunes couples d’amoureux, qui pullulent littéralement à cette heure du jour, à moins que ce soit la frustration et la jalousie relative de Jürgen Leisach qui fassent court-circuiter ses nerfs optiques. Hormis cela, il fait un temps magnifique, la température commence à baisser un peu et Jürgen Leisach se sent bien. Sur un banc au loin, et ceci est vrai, une lycéenne en uniforme, posée pour on ne sait quelle bonne raison à quatre pattes à côté d’une amie assise normalement, elle, semble ne pas remarquer que l’ensemble du lieu profite d’une vue unique sur sa culotte. Afin de saisir l’idée, on se figurera l’étoile du berger, en coton bleu. Jürgen Leisach n’en croit pas ses yeux, mais préfère le blanc, et continue son chemin. Il passe devant des statues, un temple, et la bibliothèque départementale où il décide à contrecoeur de ne pas entrer, notamment parce que comme toute bonne bibliothèque de province, elle a l’air fermé. Il arrive ensuite au centre ville proprement dit et s’arrête devant plusieurs bâtiments à l’architecture étrange d’influence américaine. Il prend des photos comme il en a déjà beaucoup prises dans le parc (sauf la culotte, qu’il regrettera peut-être un jour, pour l’anecdote), puis continue vers l’est et les berges de la rivière Nakatsu (toujours lecture personnelle et incertaine). A cette saison elles sont très larges et la rivière très fine. Quelques personnes en profitent pour en faire leur lieu de promenade. En comparaison avec le parc c’est nettement moins joli à voir mais, encore une fois grâce à la lumière qui se met à décliner – le soleil se lève et se couche tôt au Japon – il règne une ambiance que Jürgen Leisach n’a pas peur de décrire comme délicieuse, à la fois urbaine dans la forme mais sensible et humaine dans le fond. Il en oublie presque sa honte. Il croise une vieille dame qui promène son chien, un monsieur en vélo, un jeune qui fait son jogging, un couple en train de se chamailler gentiment, une maman avec sa petite fille de quatre ou cinq ans mignonne à croquer. Tous le regardent avec un étonnement certain, lui et son appareil-photo, mais Jürgen Leisach ne se sent plus aussi agressé que par Francis. Un peu plus loin deux jeunes filles assises à discuter juste au bord de l’eau lui lancent un « hello ». Très refroidi par sa dernière tentative d’approche, Jürgen n’en a pas moins très chaud aussi et se dit qu’il se rafraîchirait bien au moins les mains dans l’eau de la rivière qui de prime abord à l’air étonnamment propre. De l’autre côté de la rive il voit un homme le précéder dans son idée et se permet donc de faire de même, à côté des deux filles. Elles l’observent, attentives et amusées. Un peu gêné, sentant leurs regards dans son dos, Jürgen Leisach s’oblige à se retourner et à leur dire quelque chose avec le sourire. « Elle est bonne, ça fait du bien ! ». Elles le dévisagent, incrédules, puis se mettent en chœur à sourire jusqu’aux oreilles. « Tu parles japonais ? » « Oui… un peu. » « D’où est-ce que tu viens ? » « D’Allemagne. » « D’Allemagne ? Waah, il vient d’Allemagne, jusqu’ici !? C’est pas vraiment la porte à côté… tu sais dire quelque chose en allemand, toi ? » « Ben, à part Guutentagu, Aofubiidaazéén ou Danké shéén, non, et toi ? » « Non, c’est pour ça que je te pose la question ; ça veut dire quoi, tout ça ? » « Bonjour, au revoir et merci ; j’ai appris ça dans un manga gay sur Louis II de Bavière, en fait » explique la jeune fille de gauche, pas peu fière, à celle de droite. Jürgen Leisach n’est pas sûr de ce qu’elles racontent, mais laisse échapper un rire. Ce qui est certain c’est que l’allemand n’est pas plus facile à prononcer que l’anglais. Elle se retourne vers lui toujours avec le sourire et lui demande « Et qu’est-ce qui t’amènes jusqu’ici ? » « Je fais… juste… tourisme, je… prends… des… photos… » « Hé bé, maintenant que j’ai vu un occidental, un européen même, à Morioka, je crois que je peux mourir… » coupe celle de droite. Les deux éclatent de rire et Jürgen Leisach les imite avec plaisir, bien qu’il ne soit toujours pas certain d’avoir compris la blague. Tous les trois continuent ainsi à discuter pendant quelques minutes, puis il les laisse tranquilles. Elles sont plutôt jolies, mais il n’a plus la moindre envie de prendre des coordonnées, même au cas où il s’attarderait dans le coin. Elles lui disent Aofubiidaazéén, puis le laissent aller. Sur le chemin du retour à l’auberge Jürgen Leisach tombe sur ce qu’il prend tout d’abord pour une église, mais qui s’avère être un temple protestant. Bizarrement, si loin de chez lui, dans ce pays où les chrétiens sont une toute petite minorité, il a envie d’entrer et de prier. Chose qu’il n’a quasiment jamais faite de sa vie. Il s’abstient donc, se trouvant ridicule, et passe son chemin.
Francis ne l’accueille pas plus qu’elle l’a conduit à la porte à son départ, et le moins que l’on puisse dire c’est que Jürgen Leisach ne s’en chagrine pas. Les couloirs, la « salle à manger » et les chambres du Kimochiwaru-Kan ne semblent pas plus remplis qu’à son arrivée. En contraste avec la relative gaieté de la balade le silence en deviendrait presque pesant par endroit. Jürgen Leisach ôte ses chaussures prend des mules au hasard et se presse de se réfugier dans sa chambre en faisant le moins de bruit possible. Il est à peine assis à la table très basse lorsqu’il se rend compte de son épuisement physique et nerveux. Depuis une semaine, le pays ne lui aura rien épargné. Instinctivement il s’allonge sur le dos, face à la fenêtre, et entreprend de résumer sa situation actuelle pour mieux définir les choses qu’il a à faire. Touchante naïveté que de le voir, encerclé par la lumière écarlate de fin d’après-midi, perdre sans s’en rendre compte les trois quart de sa conscience éveillée. Il était tout sauf prêt à dormir et surtout à imaginer la suite des petits événements de sa vie japonaise.
Car un quart de conscience éveillée ne permet pas d’entendre le petit claquement d’une porte qui s’ouvre, et encore moins celui d’une personne qui s’approche de vous à pas de loup. Et le temps que ce quart restant appelle les trois autres en renfort pour reconnaître la jeune fille à qui il a fait peur quelques heures auparavant, penchée très près sur son visage, à l’envers, Jürgen Leisach fait un bond prodigieux de dix centimètres au moins, se redresse comme un éclair, puis se retourne, assis, maintenant face à elle, le cœur battant à tout rompre sous l’effet de l’adrénaline aveugle. Il reste adossé un long moment à la table très basse, l’air complètement ahuri. Elle est debout mais lui n’est pas en mesure de la regarder dans les yeux. Il trouve juste qu’elle a de vraiment jolis pieds nus. Sa conscience revient et lui remémore à l’arrache les faits du jour. La jeune fille le laisse récupérer quelques secondes puis s’accroupit en face de lui. Jürgen Leisach fixe maintenant sans trop le vouloir les genoux un peu abimés, puis le short minuscule, puis les petits seins dans le T-shirt moulant, puis la gorge, le menton, la bouche et son sourire victorieusement moqueur et enfin les yeux, beaucoup plus doux qu’il ne l’aurait craint s’il était complètement réveillé, en dépit du noir qui les couvre sur l’ensemble de leur surface. « Comme ça on est quitte » fait-elle en riant, avant de sortir comme une flèche, sans se retourner. Après cette tornade, Jürgen Leisach, encore bien ensuqué avouons-le, se demande s’il ne s’agissait pas d’un rêve, puis se rendort à moitié, toujours aussi fatigué, donc, et sans la moindre force pour réfléchir à quoi que ce soit.
Trois heures plus tard quand il se réveille il fait nuit et il se sent très sale, et pas reposé, les yeux dans le cirage. Lentement il recouvre ses esprits, prend son yukata plié sur le futon et se dirige vers la salle d’eau au rez-de-chaussée. Elle est vide et silencieuse, sinon les petits bruits de robinets plein de gouttes qui font leur travail de gouttes. La grande baignoire est pleine. Au Japon elle ne sert normalement qu’à se délasser. On doit, en théorie, se laver avant à l’aide des douches installées à côté. En théorie, parce que depuis que Jürgen Leisach a vu quelqu’un, un Japonais, entrer directement dans la baignoire, dans son auberge à Tokyo, il préfère s’en tenir à la douche, y compris quand il n’y a personne comme ici et que le bain est visiblement encore vierge. Et comme à chaque fois il se sent un peu stupide assis sur son petit tabouret en plastique, mais l’eau chaude et le savon lui font du bien. Profitant de la tranquillité il s’attarde un peu, car pour une fois il est heureux d’être seul. Mais cela ne dure malheureusement pas. Au bout d’une dizaine de minutes, à travers les petits carreaux en verre fumé, il voit s’allumer la salle de bains des femmes située juste à côté. Le problème de ces petits carreaux en verre fumé c’est qu’au niveau de leurs jointures il sont quasiment transparents. La silhouette d’une femme visiblement très nue fait son apparition. Jürgen Leisach n’a, on l’a dit, rien d’un voyeur, et laisse échapper un gloups de gêne. La probabilité qu’il s’agisse de Francis étant – on peut le croire – très faible, Jürgen Leisach enchaîne avec un autre gloups lorsqu’il réalise que cela ne peut être que la jeune fille endormie mais revancharde. Son instinct de survie lui ordonne à nouveau de fuir avec discrétion et dignité, car il ne préfère mieux pas savoir ce qui pourrait arriver si elle s’apercevait soudain de la transparence des jointures de ces fichus carreaux. Discrètement, donc, il choisit de laisser pour l’instant ses vêtements, qui ne risquent rien au vestiaire, et la lumière allumée, pour ne pas éveiller les soupçons, puis de sortir le plus vite possible, sans se sécher, tout en attrapant son yukata à la volée et en l’enfilant aussi vite qu’un pompier enfilerait dans l’urgence sa combinaison. Schéma a priori imparable, mais abritant en fait la magnifique dernière combinaison d’erreurs fatales de Jürgen Leisach. En effet, si en principe la lumière allumée permet de mieux voir, il arrive parfois qu’une ampoule mal placée joue des ombres qu’elle fait porter pour cacher par exemple une vicieuse petite marche d’entrée de salle de bain, dont notre héros, dans son agitation, ne se souvient plus s’être méfié à son entrée. Il trébuche très légèrement mais pense pouvoir coller au plan qu’il s’est fixé. Malheureusement pour lui s’ensuit un triste concours de circonstances qui font que, ne s’étant pas séché, Jürgen Leisach va se mettre à glisser un grand coup en direction de la salle de bain des femmes, sans pouvoir s’équilibrer correctement car il est, rappelons-le, en train d’enfiler son yukata. Dans un ziiip foudroyant il parvient néanmoins à s’accrocher au rideau protégeant l’entrée de cette même salle de bains, mais, par l’effet conjugué de son poids de son élan et de sa vitesse, l’arrache comme du papier, et se remet dans l’instant à zipzipper frénétiquement droit à travers le vestiaire, heureusement vide d’humaines, mais rempli d’étagères de petits paniers de rangement en plastique auxquels, en aveugle, car la tête maintenant coincée dans son yukata, il cherche désespérément à s’agripper, sans succès sinon celui de faire un barouf monstre, et de se remettre à zipper comme un beau diable – il faut savoir que, un malheur n’arrivant jamais seul, Jürgen Leisach ne pouvait savoir qu’il a choisi le jour du mois que Francis préfère pour enlever les pads antidérapants et les nettoyer complètement – jusqu’au milieu de la salle de bains, où il effectue un sublime zoooop final et se retrouve les quatre fers en l’air et le zizi pas plus à l’abri, pile en face de la jeune fille, effectivement nue mais surtout interloquée, qu’il ne voit pas encore puisque même à terre avec les fesses en compotes il n’en est pas moins toujours en train de s’asphyxier avec son yukata. Au moment où il arrive à s’en dépétrer, cinq secondes après, la demoiselle n’a pas eu le temps de se couvrir de sa serviette, hors de portée immédiate. En vérité, l’effet de surprise lui a tout coupé, et elle n’a quasiment pas bougé. Elle reste sans voix, stupéfaite de chez stupéfaite, assise sur son tabouret en plastique, vue de côté, les cheveux et les mains déjà pleins de shampooing, et les yeux ne pouvant se détacher du pénis parachuté en territoire ennemi. Jürgen Leisach finit par avoir le réflexe de le cacher avec son yukata, mais ne parvient pas à se relever et fuir comme le héros incompris qu’il restera à jamais. Maintenant les yeux dans les yeux, notre joli mais empoté couple germano-nippon se retrouve dans une impasse scénique. D’un côté Jürgen Leisach serre les dents et s’attend chaque seconde un peu plus à devoir arrêter avec sa tête un superbe dégagement de tabouret en plastique, de l’autre la jeune fille semble avoir petit à petit envie de rire mais de se retenir pour ne pas passer pour une fille facile qui laisse les garçons entrer dans les salles de bains en zippant et en s’exhibant comme des gros cochons. Après une huitaine de secondes – toujours aussi longues – elle n’en peut plus et éclate effectivement de rire à peu près aussi fort qu’elle a crié la première fois que ce jeune occidental a fait irruption dans sa vie en lui foutant la trouille, de sa vie. Elle était allée le réveiller parce qu’elle avait voulu vérifier sa première impression qui était qu’il était plutôt très mignon et trop maladroit pour un violeur. Là elle peut approfondir son étude, et confirmer qu’il est assez bien foutu, et que son zizi d’une taille convenable se trouve bien là où il faut. « Tu verrais ta tête ! » réussit-elle à lâcher, hilare, la main devant la bouche, comme rient ou sourient toutes les Japonaises. Réflexe que certains trouveront craquant, mais qui peut s’avérer dangereux quand ladite main est couverte de shampooing. Entre deux reprises de souffle elle aspire d’un grand coup une bonne dose de camomille et s’étouffe à moitié avec une grimace irrésistible. Elle met six secondes à se remettre. Suffisant pour laisser à Jürgen Leisach le temps de placer sa meilleure phrase japonaise jamais prononcée, « Tu… peux parler, toi ! » et d’éclater de rire à son tour. Les yeux pleins de larmes le nez qui coule et la gorge douloureuse elle est incapable de répondre quoi que ce soit, et le rire contagieux reprend entre eux deux, un poil malgré eux. Puis brusquement ils se taisent, sans se quitter des yeux. Ils viennent de réaliser qu’ils sont à la base dans une situation gênante digne des pires manga pour ados. « Allez, sors vite d’ici ou je hurle, et je te préviens qu’à côté, ce que t’as entendu tout à l’heure, c’était rien ! » reprend-elle à moitié faussement autoritaire « et en passant file moi ma serviette, pervers ! » Jürgen Leisach s’exécute en prenant à moitié bien son temps, sans rien dire parce qu’en japonais il préfère se limiter à l’essentiel « Allez, magne, avec le boucan que t’as fait, la patronne va pas tarder à rappliquer, et je peux te dire que c’est pas moi qui te rattraperai ! » « Mince… j’avais… oublié Francis… » « Francis ??? Qu’est-ce que c’est encore ?! Allez, grouille-toi ! On se retrouve pour le dîner. » « Hein ? Quel… dîner ? » il se retourne, le yutaka dans une main et la serviette dans l’autre « Celui que tu vas m’offrir. Et approche pas ma serviette de ton machin ! Donne-la moi ! » « Comment… un dîner… je doise t’offreur… un… dîner ? » « Exactement, si tu veux pas te retrouver à chercher un autre endroit où dormir ce soir… » explique-t-elle, avec un petit sourire malicieux « Mais… je… veux pas, moi ! » ment-il un peu, par fierté « Je t’ai pas demandé ton avis, sale voyeur ! » « Héé mais… aussi… c’est… chantage ! » « Exactement ! Dis-moi t’en connais des mots en japonais ! Ca tombe bien je comprends pas l’allemand… » silence perplexe « Comment… tu… sais… je suis allemand ? » « Ton passeport dans ton sac. J’ai un peu fouillé pendant que t’étais sous la douche. Ta chambre est ouverte, au fait… » répond-elle, toujours avec le sourire. « Quoi ?? Mais, mais… » « Je crois que t’as rien à redire, non ? Allez, du vent, maintenant, laisse-moi finir de me laver ! On en reparle tout à l’heure » conclut-elle plus sèchement, luttant pour effacer son sourire, et la main tendue pour récupérer sa serviette. Jürgen Leisach lui rend, non sans la retenir juste ce qu’il faut pour se venger à contempler le corps frêle de celle dont il ne connaît toujours pas le nom. « Au fait… comment… tu t’appelles… ? » demande-t-il alors qu’ils sont maintenant debout, nus comme des vers, à tirer chacun sur le bout d’une serviette joyeusement trempée « Si je te le dis, tu me promets de me foutre la paix au moins jusqu’à la fin de mon bain ? » lâche-t-elle du ton le plus sérieux qu’elle puisse trouver, sans succès. Une grosse motte de shampooing lui passe devant les yeux pour s’écraser avec un petit floc sur le carrelage. « Je… le promets. » « Vraiment ? » « Vraiment. Je m’appelle Jürgen. » « Je sais, andouille. Enfin, maintenant, je saurai le prononcer. Moi c’est Sayaka. Enchantée mais maintenant, DE-HORS ! On parlera tout à l’heure, j’ai dit !» rit-elle en faisant mine de lui mettre un coup de pied au derrière. Jürgen Leisach abdique, enfile enfin correctement son yukata bien mouillé avec du shampooing un peu partout, puis se dirige vers la sortie, sans trop savoir que faire du bazar qu’il a causé, et préférant ne pas y toucher pour obéir et ne pas gâcher cette drôle de rencontre. Il ne peut s’empêcher de penser que ce genre de choses ne se voit habituellement que dans les films ou les séries télévisées. Pourtant, alors qu’il est déjà dans l’escalier qui encercle les deux salles de bain, Sayaka le rappelle à l’ordre, bien fort, avec un soupçon d’ironie dans la voix « Ne va pas t’imaginer des choses, non plus, je te sens d’ici sourire comme un idiot! ». Et les deux de s’entendre rire à l’unisson.
La suite chacun d’entre nous pourra l’imaginer à sa guise, malgré l’interdiction de la jeune fille. Certains supposeront qu’ils ont dîné dans un bon restaurant, car il y en a évidemment, même à Morioka, dont certaines spécialités de nouilles sont réputées, et qu’ils ont bavardé sans vouloir ou pouvoir s’arrêter, malgré les petites difficultés de Jürgen, jusqu’à la fermeture. Ces mêmes personnes continueront d’imaginer qu’à leur retour ils sont allés se coucher sagement chacun dans leur chambre. Parmi ces personnes une bonne partie suggérera qu’un peu plus tard c’est certainement Sayaka qui est venue toquer à la porte de Jürgen, qu’elle est entrée et s’est couchée avec lui dans le futon sans lui demander son avis parce que depuis le début elle a décidé de ne pas lui demander son avis. Ces personnes affirmeront qu’ils ont fait l’amour, par curiosité, par envie, et peut-être aussi par nécessité de mettre un point d’orgue à cette histoire. « Ils se sont quand même vus tout nus ! Et pis, ils se plaisent à mort, ça se voit trop ! » argumenteront-ils avec véhémence. Des gens complètement différents préféreront voir quelque chose de plus platonique, sur le long terme. Comme un correspondance passionnée, par exemple. « C’est beaucoup plus beau comme ça, arrêtez vos conneries, vous autres ! ». D’autres encore, les plus méticuleux, tempêteront « Mais on s’en fout, nous, de savoir s’ils ont fait l’amour ou s’ils sont restés en contact! Nous, on veut savoir qui est cette Sayaka, d’où elle vient et ce qu’elle faisait ce jour-là à Morioka ! Elle est trop mimi ! Et sa fausse autorité c’est juste une protection parce qu’en fait elle doit être super timide et pas sûre d’elle ! Trop craquante ! Alors on veut en savoir plus sur elle ! Quoi ? Vous dites que vous pouvez pas continuer ? C’est quoi c’te arnaque, remboursez ! ».
Quoi qu’il en soit, et au grand dam de tous ces jeunes et moins jeunes gens qui auront fini par s’attacher à nos deux héros, il faudra malheureusement se contenter d’imaginer, car la vérité est qu’à part eux, il semble que personne n’en connaisse le fin mot de l’histoire. Peut-être Francis, à la rigueur, mais on pourra se laisser aller à penser qu’il n’y aura que peu de volontaires pour aller vérifier. Tout ce que l’on sait c’est que le lendemain, Jürgen Leisach reprend le train pour Hakodaté, dans l’île de Hokkaidô. On sait que lors de son changement de train à Akita, en attendant sur le quai, il fait la connaissance d’un jeune japonisant français du nom de Frédéric Maucandret, avec qui il sympathise très vite et continue son voyage pendant une dizaine de jours. On sait également qu’après de nombreuses conversations – en français, car il le parle couramment, puisque rappelons-le il connaît même Limoges – il commence enfin à évoquer son séjour à Morioka, et surtout sa drôle de rencontre avec une fille extraordinaire ; la première fois par sa faute, la deuxième fois contre son gré, et la dernière (?) par un concours de circonstances objectivement hilarant - il faut voir Jürgen Leisach s’imiter en train de glisser - et finalement très heureux, malgré un démarrage difficile, si l’on se permet le jeu de mots. Malheureusement pour nous, et bien que ce soit tout à son honneur, Jürgen Leisach est quelqu’un de très pudique qui ne conçoit l’amour et le sexe que comme quelque chose à ne partager qu’à deux. Il a toujours eu horreur de déballer ce genre de choses, quel que soit son interlocuteur. Voyant son nouvel ami français assez déçu, il consent, le dernier jour avant son retour en Allemagne, à lui montrer les photos qu’il a prises de Morioka. Maucandret est touché, car Jürgen Leisach lui a dit qu’il fait en général toujours ses développements lui-même. Sur cette centaine de photos aujourd’hui très connues, on voit le centre-ville, la gare, le parc, des badauds, des passants, des couples, le château, les berges de la rivière Nakatsu, la chambre. Sur chacune d’entre elles la lumière est magnifiquement rendue. Enfin, les quatre dernières, les plus célèbres, sont les uniques portraits de la série. Il sont pris eux aussi à la gare, et quasiment identiques. On y voit une jeune fille aux yeux tristes, extrêmement photogénique. Elle est adossée à une rembarde. Elle ne fixe jamais l’objectif, sans pour autant avoir l’air absent. Sur l’une des photos on sent d’ailleurs bien qu’elle se force à ne pas le regarder en face. Elle sourit faiblement mais on imagine qu’elle vient de pleurer. Elle est vêtue d’une simple robe d’été bleue sans manches, qui lui va à merveille. Derrière elle la ville brûle sous le soleil, mais elle ne semble aucunement avoir chaud. Certains disent parfois qu’elle paraît même plutôt frissonner. Maucandret, pour sa part, reste scotché sur celle où elle croise les mains devant elle, les doigts presque tordus par l’émotion de ce qui ressemble fort à une séparation. « Elle te plaît ? La photo je veux dire… » fait Jürgen Leisach avec un sourire aussi triste que celui de la jeune fille. L’étudiant acquiesce sans un mot, ému comme rarement il l’a été par un portrait. « Si tu veux tu peux la prendre, il n’y a pas de problème, je crois que je referai des développements chez moi, de toute façon…»
Et Jürgen Leisach de joindre un geste à la parole en demandant à Frédéric Maucandret de lui passer deux secondes la photo, pour y noter au dos, avec de petits caractères très soignés, le titre qu’il sait déjà par coeur et qu’il utilisera peu de temps après pour son exposition à succès. Morioka no Sayaka.
« Sayaka de Morioka ».